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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 57.djvu/165

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la vie était plus dégoûtante encore que le spectacle que je venais de quitter ; le récit de tout ce que je vis n’est pas fait pour vos oreilles. En outre, j’étais las de cette éternelle grimace de plaisir, de la monotonie lamentable de cet article de Paris qui prétend être si varié ; en regardant les passans, les boutiques, il me semblait voir défiler une procession de mannequins devant des amas de saletés. Soudain l’idée me frappa que j’étais censé m’amuser, — mon visage devait être long d’une aune, — et que probablement, au moment même, vous disiez à votre mari : Quel voyage merveilleux il doit faire ! — Cette pensée fut la première qui, après un mois de sombres réflexions, m’égaya ; je me levai et regagnai mon gîte. Chemin faisant, je me disais : — Je visite l’Europe ; après tout, il faut avoir visité L’Europe — C’était convaincu de cette nécessité que j’avais, entrepris une expédition qui est terminée depuis six semaines, et depuis six semaines je suis heureux ! Je me suis acquitté de la corvée, consciencieusement résolu à tout avaler, une bonne fois. Désormais l’Amérique me possédera jusqu’à la fin de mes jours.

Ce long retard que vous excuserez me procure aujourd’hui l’avantage de pouvoir vous communiquer mes impressions, non pas mes impressions sur l’Europe, — vous trouverez des impressions sur l’Europe partout et fort aisément, — mais sur le pays, natal tel qu’il apparaît à l’exilé réinstallé dans ses foyers. Probablement vous les jugerez bizarres, mais gardez ma lettre et dans vingt ans, elles vous feront l’effet de lieux-communs. J’étais, vous le savez, fermement résolu à parcourir le monde, je me disais que chacun devait voir par ses propres yeux, que j’aurais ensuite l’éternité pour me reposer. J’ai donc voyagé avec énergie, j’ai pénétré partout, je me suis procuré force lettres de recommandations, j’ai fait nombre de connaissances. Le résultat de tout cela, c’est que je me suis débarrassé d’une superstition. Nous en avons tant qu’une de moins, surtout quand c’est la plus grosse, est un soulagement réel. Cette superstition, — vous l’avez comme les autres, cela va sans dire, — est que nous ne pouvons être sauvés, que par l’Europe. Eh bien ! notre salut au contraire est ici, et le salut de l’Europe par-dessus le marché, en admettant qu’on puisse la sauver, ce dont je doute. Naturellement vous vous moquerez de ma façon de brandir le drapeau national, vous m’appellerez fanfaron de liberté, vantard, mais je suis dans cette disposition bienheureuse qui fait que nous nous soucions peu des noms qu’on nous donne. Je n’ai pas de mission, je ne tiens pas à prêcher, je suis simplement arrivé à un état d’esprit qui me satisfait ; j’ai secoué la vieille Europe de mes épaules, je respire enfin ! Oh ! si les Américains en masse pouvaient crier en chœur une bonne fois : « Le diable emporte l’Europe ! »