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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 57.djvu/166

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comme nos propres affaires s’en trouveraient mieux ! Nous n’avons qu’à vivre notre propre vie sans nous occuper du reste. Vous me demanderez ce que je préfère ici et je vous réponds : — Tout. — Désagrémens pour désagrémens, j’aime mieux les nôtres. Longtemps je me suis laissé taquiner, assommer à l’étranger, avec la volonté de trouver tout charmant ; à la fin pourtant, j’ai réfléchi que ce n’était pas là une obligation et que je pouvais bien convenir avec moi-même que ces choses dont on me rebattait sans cesse les oreilles n’avaient pas la moindre importance : je veux dire les sujets internationaux ennuyeux, la misérable politique, les stupides coutumes sociales, le paysage proportionné à la taille de babies.

L’immensité du monde américain au contraire, nos progrès qui se manifestent sur une si grande échelle, qui marchent à si grands pas, le bon sens et la bonne humeur des gens me consolent sans peine de l’absence de cathédrales et de tableaux du Titien. Je n’entends plus, Dieu merci ! parler de Bismarck et de Gambetta, de l’empereur Guillaume et du tsar, de lord Beaconsfield et du prince de Galles ! Ce Mama-Jumbo[1] de Bismarck surtout avec ses secrets, ses surprises, ses intentions mystérieuses, ses oracles, m’exaspérait. Ils méprisent notre politique de partis, mais qu’est-ce donc que leurs jalousies et leurs rivalités européennes, leurs armemens et leurs guerres, leur rapacité, leurs mensonges réciproques, sinon l’intensité de l’esprit de parti ? L’intérêt du genre humain n’a rien de commun avec cela. Leurs grosses armées pompeuses, sottement alignées, leurs galons d’or, leurs salamalecs, leur hiérarchie sempiternelle, me font l’effet de jeux d’enfans. Ici le sentiment de l’humour et de la réalité nous permet d’en rire. Oui, nous sommes plus près de la réalité, nous sommes plus près de ce qu’il leur faudra tous finir par accepter. Les grandes questions de l’avenir sont des questions sociales que les Bismarck et les Beaconsfield ont peur de voir se régler. Le spectacle d’une rangée de potentats dédaigneux qui considèrent les peuples comme leur propriété personnelle et qui agitent leurs plumets ou leurs sabres pour s’intimider les uns les autres nous paraît grotesque et abominable à la fois. Rentré ici, on voit bien qu’un courant irrésistible pousse le monde vers la démocratie et que notre pays est la plus vaste scène où puisse s’engager le drame. Alors les petits thèmes européens à la mode font l’effet de questions de clocher. En Angleterre, où l’on discute le bill sur les lièvres et sur les lapins, l’extension des franchises locales, le droit d’épouser sa belle-sœur, l’abolition de la chambre des lords, on nous traite de provinciaux ! C’est dur, je vous l’affirme, de

  1. Spectre nègre.