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bas à Pierre : il s’engage dans l’armée carliste ; au premier combat, il sera tué.

La pièce pourrait finir là ; beaucoup d’honnêtes gens, de sens plus rassis que le duc, pensent même que ce malheureux pousse un peu loin l’expiation et se trouveraient gênés à la place de M. Cambry par cette annonce d’un suicide. Le mariage de Martial et d’Espérance est assuré ; on peut croire que Pierre et Thérèse dévoreront leur secret et que bientôt le vieux péché sera comme s’il n’avait jamais été. C’est un dénoûment heureux. Mais le courage de l’auteur, après tant de prouesses, n’est pas encore las ; il estime avec le critique « qu’un bon dénoûment est celui qui met fin à une lutte d’intérêts, de caractères et de passions par un moyen issu de ces passions, de ces caractères ou de ces intérêts[1]. » Il juge que le caractère de Martial ne se prêterait pas à cette fin presque heureuse, qu’il en exige une autre : Martial ne peut se contenter de ces défaites dont il profite, de ces excuses suspectes et de cet évanouissement de son rival. D’ailleurs, il suffit qu’une autre fin présente un danger pour que M. Delpit s’y risque. Il ramène donc le jeune homme chez le duc ; il fait qu’il y rencontre sa mère et qu’il y devine la vérité. Martial prend Thérèse dans ses bras, il la baise au front ; peu s’en faut qu’il lui demande pardon de sa clairvoyance. Il souffrira toujours, lui aussi de sa découverte ; mais du moins sa douleur sera digne ; ayant à défendre son honneur, il n’ignorera rien de lui-même et la paix de sa conscience ne sera pas achetée par une fiction. Le respect et l’amour qu’il garde pour sa mère et pour l’homme qui l’a élevé, pour son père selon l’esprit et selon le cœur, ne lui seront pas volés. Il s’incline devant le duc, et il entraîne Thérèse : « Allons là-bas, dit-il, où nous avons quelqu’un à consoler. »

On ne pourra nier que cette fin s’éloigne de la banalité ; on reconnaîtra qu’elle satisfait au caractère du héros ; il faudrait une sensiblerie bien délibérée pour la blâmer ; à qui même la blâmerait, le courage et la loyauté de l’auteur n’en paraîtraient que plus estimables. L’auteur, comme son héros, demeure jusqu’au bout fidèle à ses passions, et l’on ne peut contester qu’elles soient nobles. Auprès de ce drame, qui ne trouverait timides le Fils de M. Vacquerie et les Vieux Garçons de M. Sardou ? Cependant on s’étonnait de la hardiesse de l’un, parce qu’il faisait rougir une mère devant son fils ; on vantait la témérité de l’autre parce qu’il montrait le père naturel et le fils en rivalité d’amour. Mais avec quelle prudence, avec quelles précautions de théâtre l’un et l’autre côtoyaient ces situations ou s’en esquivaient ! Dans le drame de M. Vacquerie, le mari et l’amant étaient morts quand le fils découvrait la

  1. Léopold Lacour, le Théâtre et la Vérité, introduction au volume Gaulois et Parisiens ; Calmann Lévy, éditeur.