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et les prisonniers s’évadaient ; on remplaçait leurs cervelles par des cervelles de mouton, et Zohak ne s’en apercevait pas. Les fugitifs se sauvaient par des chemins détournés et se réunirent dans des pays alors inconnus : il en résulta la nation des Kurdes. Zohak avait eu beaucoup d’enfans qui se répandirent à travers le monde, car le peuple d’Iran les haïssait en souvenir de leur père et les avait chassés. Ils s’établirent dans les contrées d’Asie, d’Afrique et d’Europe ; ils y propagèrent le mal dont ils étaient dévorés ; car, encore aujourd’hui, tous ceux qui descendent de la lignée de Zohak portent sur leurs corps la trace des baisers de Satan. Lorsque Zohak, qui est dans la géhenne, aura été pardonné de Dieu l’unique, — sur qui soient les saluts du Prophète ! — ce mal disparaîtra de la terre.

Je crois que la science moderne n’acceptera pas sans contestation cette explication de l’origine des cancers et des dartres vives, mais l’Orient ne s’en préoccupe guère ; il a vu une maladie tellement horrible qu’il l’a crue surnaturelle et il en a fait remonter la responsabilité jusqu’au diable, qui est le principe de tout mal ; c’était logique et d’une orthodoxie irréprochable. Les dévastations que produit ce mal sont indescriptibles, je m’en suis aperçu en les décrivant ; elles ont tout ce qui révolte les sens, tout ce qui appelle le dégoût, tout ce qui effraie la compassion, repoussée par l’aspect et par l’odeur. Pour mieux remplir la mission qu’elles ont choisie, les Dames du Calvaire ont vaincu leur répugnance, répudié toute faiblesse et acquis une résistance qui en remontrerait à celle des infirmiers de profession. Je les ai vues à l’œuvre et j’en puis parler. Un matin du mois d’avril, je suis arrivé rue Lourmel, un peu avant l’heure de la visite du médecin. Il faisait sec et froid ; l’hospice avait l’air presque gai avec ses hautes murailles blanches éclairées par le soleil et son petit chalet reluisant. Les dames résidentes, les dames agrégées, accourues de tous les coins de Paris pour ne point manquer au devoir, étaient là : j’en ai compté vingt-trois ; le tablier de calicot blanc à bavette attaché sur la robe noire, qui est la livrée des veuves, les fausses manches passées au bras, la pince à charpie en main, elles causaient entre elles, se promenaient dans le corridor de l’infirmerie, en attendant le moment de pénétrer dans le dortoir. Sur la poitrine, elles portent la croix d’argent, qui est la décoration du Calvaire ; aux doigts, un seul anneau, celui que le prêtre a béni au jour de l’union nuptiale, où est éclose l’espérance qui, en s’envolant, n’a laissé place qu’à la foi et à la charité. Si les ducs, les princes, les marquis, les comtes, les officiers supérieurs, les magistrats, les grands industriels qui ont vécu peuvent voir ce que font leurs veuves aujourd’hui, ils doivent se sentir heureux d’avoir si bien placé l’honneur de leur nom et le souci de l’âme de leurs fils. Que des femmes du monde viennent, une fois par hasard,