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II

Une des choses les plus irritantes qu’il y ait en critique, c’est la quantité de lectures et d’écritures que vous impose quelquefois un aimable étourdi, ou un mauvais plaisant, parce qu’il lui aura plu, sans motif, présomption, ni preuve, de jeter dans la circulation littéraire un impertinent paradoxe. La vérité, sur quelque sujet que ce soit, tiendrait en quelques pages, bien souvent même en quelques lignes. On ne calculera jamais avec exactitude ce qu’il faut de place et de papier pour la réfutation de l’erreur. Voilà tantôt cent ans qu’un jésuite espagnol, ou peut-être même son éditeur, en 1787, sans autre intention que de « lancer » sa traduction, s’est avisé de prétendre que Gil Blas était traduit littéralement d’un manuscrit tombé par hasard entre les mains de Le Sage, et depuis lors, — Espagnols, Français, Allemands, Anglais, Américains ou Russes, — il a fallu que quiconque parlait de Gil Blas donnât son opinion motivée sur le système du père Isla, perfectionné par Llorente, en 1822. Je ne sais si cette hypothèse d’un manuscrit primitif aurait encore de nos jours, en Espagne ou ailleurs, quelques désespérés partisans. En tout cas, les recherches de la critique l’ont ruinée, pour toujours, et de fond en comble. La question n’est plus aujourd’hui de prouver l’inexistence d’un Gil Blas espagnol, ce qui ne laissait pas d’être assez difficile (car comment prouver le néant ? ) mais uniquement (et c’est sans doute plus aisé) de dresser la liste des emprunts que Le Sage a pu faire aux romans picaresques ou au théâtre espagnol ; en Espagne, on dit couramment : les plagiats. Convenons d’abord qu’ils sont nombreux, et qu’il est quelque peu puéril, comme on le fait encore parfois, d’en contester l’évidence[1].

François de Neuf château, le premier, dans une dissertation datée de 1818, avait indiqué deux ou trois endroits de Gil Blas comme indubitablement inspirés du Marcos d’Obregon du chanoine Vicente Espinel. L’Américain Ticknor, à son tour, serrant la question de plus près, en 1849, dans sa grande Histoire de la littérature espagnole, et y spécifiant les imitations, en avait porté le nombre jusqu’à six ou sept. Enfin, en 1857, un professeur de l’Université de Berlin, M. Franceson, dans une dissertation savante, mais confuse et incomplète, a trouvé dix passages en tout du roman de Le Sage copiés

  1. Toute l’histoire de la controverse, reprise depuis ses origines, a été assez correctement exposée dans une récente brochure, dont nous n’acceptons pas toutefois les conclusions : de Geschichte der Gil-Blas-frage, par M. Edmond Veckenstedt, 36 pages, Berlin, 1879 ; Calvary.