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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 57.djvu/404

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pourquoi, françaises ou allemandes, aucune de ces continuations ne s’est acquis la réputation européenne de Gil Blas ? Mais, si c’est là tout le problème, la solution n’en est pas difficile. En effet, c’est qu’il y a probablement dans Gil Blas quelque chose de plus que dans Marcos. d’Obregon, et c’est justement en raison de ce quelque chose que Gil Blas n’est pas Marcos d’Obregon. Il peut convenir à l’orgueil castillan de croire qu’en traduisant Gil Blas en espagnol, c’était sa chose qu’il reprenait, son bien, sa propriété détenue par un possesseur illégitime ; en fait, si l’on a traduit Gil Blas dans la langue elle-même des romans picaresques, c’est que tous les romans picaresques mis ensemble n’étaient pas pour tenir lieu du chef-d’œuvre de Le Sage.

Il n’y a pas de meilleure preuve que, si Le Sage emprunta beaucoup, — ce qui n’est ni contestable, ni sérieusement contesté, que je sache, — il rendit davantage. Le roman picaresque doit bien plus à Gil Blas qu’il ne lui a effectivement prêté. Car, en dehors de quelques curieux des choses d’Espagne, qui donc, si Gil Blas ne leur avait fait une réputation rétrospective, connaîtrait le Marcos d’Obregon ou le Guzman d’Alfarache ? ou plutôt, puisque nous l’avons nommé tout à l’heure, et que le livre a été traduit, dans sa nouveauté même, qui connaît donc aujourd’hui, qui lit la Fouine de Séville, et qui sait seulement, en dehors des espagnolisans, le nom de Castillo Solorzano ? Est-ce beaucoup s’avancer que de dire que tout le monde aujourd’hui le saurait, et connaîtrait le livre, s’il avait plu à Le Sage d’en faire directement emploi dans son Gil Blas ? C’est toujours le cas de Corneille et de Guillem de Castro. Voilà tantôt deux cent cinquante ans que l’Europe ne connaît à peu près du dramaturge espagnol que ce qu’il a convenu au poète français d’en imiter pour le perfectionner ! Se rejettera-t-on peut-être sur l’ignorance où le public littéraire aurait alors été de la langue espagnole ? Mais, sans compter que presque tous ces romans avaient eu les honneurs de la traduction française, il suffit de répondre que, traduits ou non, ils sont tous ou presque tous, du même temps où Don Quichotte faisait son tour d’Europe.

La première partie de Gil Blas parut au commencement de l’année 1715. À la préparation de ces deux minces volumes ; qui ne formeraient pas de nos jours un in-12 de trois cent cinquante pages, Le Sage, au total, n’avait pas consacré beaucoup moins de quatre ou cinq ans. Entre la comédie de Turcaret, qui fut donnée, comme on le sait, au mois de janvier 1709, et le premier volume de Gil Blas, dont il y a quelques exemplaires datés de 1714, on ne trouve en effet à citer de lui qu’une révision des Mille et un Jours de l’orientaliste Pétis de la Croix, en 1710, et deux farces, en 1713, pour le théâtre de la Foire. Il est permis de tirer de là cette