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plaisante vivacité de l’expression, c’est ce qui n’y est pas les sous-entendus qu’elle enferme, le raccourci qui sert à les traduire, l’agilité dont l’écrivain saute par-dessus l’intermédiaire que l’on attendait, et va d’abord au bout de sa pensée. C’est le procédé constant de Molière. Fortement marquée dans ces bouts de phrase, l’intention comique l’est bien plus fortement encore dans le rythme même du discours. Rappelez-vous cette apologie du vol, telle que Le Sage l’a placée dans la bouche du capitaine Rolando : « Tu vas, mon enfant, mener ici une vie bien agréable, car je ne te crois pas assez sot pour te faire une peine d’être avec des voleurs. Eh ! Voit-on d’autres gens dans le monde ? Non, mon ami, tous les hommes aiment à s’approprier le bien d’autrui ; c’est un sentiment général, la manière seule de le faire en est différente… Les conquérans, par exemple, s’emparent des états de leurs voisins. Les personnes de qualité empruntent et ne rendent point. Les banquiers, trésoriers, agens de change, commis, et tous les marchands, tant gros que petits, ne sont pas fort scrupuleux. Pour les gens de justice, je n’en parlerai point… » C’est un morceau de bravoure, comme on en rencontre tant et de si lestement troussés dans la comédie de Regnard. Le premier discours de Fabrice à Gil Blas est également si bien approprié pour la scène, qu’à la fin du siècle, dans le Mariage de Figaro, Beaumarchais, qui doit tant à Le Sage, n’aura qu’à en reprendre le mouvement pour obtenir le fameux monologue : « J’arrivai à Valencia avec un seul ducat, sur quoi je fus obligé d’acheter une paire de souliers. Le reste ne me mena pas bien loin. Ma situation devint embarrassante ; je commençais déjà même à faire diète ; il fallut promptement prendre un parti. Je résolus de me mettre dans le service… » Vous avez reconnu, le passage : « Mes joues creusaient, mon terme était échu, je voyais arriver de loin l’affreux recors, la plume fichée dans la perruque… En frémissant, je m’évertue… »

il n’est pas jusqu’aux jeux de scène et jusqu’aux attitudes qui ne se retrouvent engagés dans la narration de Le Sage, des jeux de scène que l’on est tenté de mimer, et des attitudes qu’il vous vient une envie d’essayer. Ainsi quand Gil Blas rencontre sa première bonne fortune : « Vous ne vous trompez pas, ma mie, interrompis-je, en étendant la jambe droite et penchant le corps sur la hanche gauche. » C’est de la fatuité de théâtre, une façon de s’étaler dont le ridicule sauterait immédiatement aux yeux dans la vie commune, mais ajustée tout exprès à la scène, et aux convenances de sa perspective. Joignez maintenant à cela tout, ce qu’il y a dans Gil Blas, dans les premiers livres surtout, de caricatures, un peu fortes, — le docteur Sangrado, le seigneur Mathias de Silva, tout un lot d’entremetteuses, d’usuriers, d’intendans, de laquais échappés des coulisses,