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la forme avait soustrait au néant ce qui était né d’essence périssable et l’avait éternisé. Là vraiment, et nulle part ailleurs, est le secret d’une certaine fatigue, il faut le dire tout bas, mais il faut le dire, qui nous prend quand nous relisons Gil Blas tout d’une suite. L’œuvre n’est pas composée. Ce qui manque à Le Sage, c’est l’invention, la véritable invention, celle qui crée les grands ensembles et qui les crée en quelque façon d’eux-mêmes, avec rien, l’invention, je ne veux pas même dire des Cervantes, mais l’invention des Daniel de Foë et des Samuel Richardson, celle à qui nous devons Robinson et Clarisse, Il lui faut toujours sous les yeux un modèle, et un modèle littéraire.

Autre et dernière lacune enfin, dont il convient de montrer l’importance : le roman de Le Sage manque de richesse psychologique et de complexité morale ; dans ce roman de caractère, il n’y a pas de caractères. L’une des raisons d’être du roman cependant, c’est que la comédie ne peut pas enfoncer très profondément dans les caractères particuliers, et qu’elle est obligée, par la nature même de ses moyens, de se contenter le plus souvent d’indications générales et sommaires. Le caractère le plus individuel peut-être qu’il y ait dans le théâtre de Molière, c’est Tartufe, qui est Tartufe si l’on veut, mais qui est surtout et avant tout l’hypocrite. Tout de même Harpagon est Harpagon, sans doute, et M. Jourdain est M. Jourdain, mais ils sont surtout et avant tout, M. Jourdain, le bourgeois gentilhomme, et Harpagon, l’avare. Ces caractères sont généraux avant d’être individuels. Ils ne se composent pas lentement, successivement, ils ne s’enrichissent pas de nuances nouvelles à mesure qu’ils se développent, ils ne se compliquent pas selon le cours des circonstances, ils sont d’abord tout ce qu’ils sont, et tout ce qu’ils doivent être. Ce sont des vices ou des ridicules incarnés. Mais s’il est intéressant de les voir agir dans leur rôle de puissances malfaisantes, il est intéressant aussi de savoir comment ils se sont formés. C’est l’objet propre du roman, ou du moins de ce que jusqu’ici le roman a produit de plus rares chefs-d’œuvre. Si c’en était le lieu, peut-être vaudrait-il bien la peine d’appuyer sur cette distinction, car, dans la langue littéraire elle-même, et à plus forte raison dans l’usage quotidien, nous voyons que l’on confond presque sans s’en apercevoir deux sens très différens du mot de caractères. Ainsi, nous appelons comédies de caractère les comédies de Molière, et c’est une appellation consacrée, mais c’est aussi le roman de caractère que les Anglais admirent dans les romans de Richardson. Au premier sens, le mot de caractère exprime donc ce qu’il y a de plus général dans la peinture de l’avarice ou de l’hypocrisie ; et dans le second sens, il exprime au contraire ce qu’il y a de plus particulier dans la peinture de Clarisse ou de Lovelace. De telle