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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 57.djvu/422

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sorte que, le caractère au théâtre, c’est Arnolphe, Tartufe, Alceste Harpagon, Trissotin, en d’autres termes ce qu’il y a de plus général qui se puisse concilier avec la vie individuelle, tandis qu’au rebours, dans le roman, le caractère, c’est Manon, c’est Clarisse, c’est Tom Jones, c’est René, en d’autres termes ce qu’il y a de plus individuel qui puisse par quelque endroit demeurer vraiment général, c’est-à-dire humain.

Voilà bien ce que l’on ne trouve pas dans le roman de Le Sage : en premier lieu, de tels caractères, et, en second lieu, la psychologie délicate et savamment nuancée qui les explique, les rend probables et viables. « Je viens de relire Tom Jones, écrivait un jour à Walpole Mme du Deffand… Je n’aime que les romans qui peignent les caractères, bons ou mauvais. C’est là où l’on trouve de vraies leçons de morale, et si l’on peut tirer quelque fruit de la lecture, c’est de ces livres-là ; ils me font beaucoup d’impression ; vos auteurs sont excellens dans ce genre et les nôtres ne s’en doutent point. J’en sais bien la raison, c’est que nous n’avons point de caractère. Nous n’avons que plus ou moins d’éducation, et nous sommes par conséquent imitateurs et singes les uns des autres. » Et, à quelques jours de là, comme Walpole, qui ne partageait pas, en raffiné qu’il était, cette admiration pour Tom Jones non plus que pour Clarisse, leur opposait précisément Gil Blas, Mme du Deffand, mettant le doigt sur les vraies raisons de son impression, y persistait en lui disant : « A l’égard de vos romans, j’y trouve des longueurs, des choses dégoûtantes, mais une vérité dans les caractères, quoiqu’il y en ait une variété infinie, qui me fait démêler en moi-même mille nuances que je n’y connaissais pas… Dans Tom Jones, Alworthy, Blifil, Square et surtout Mme Miller ne sont-ils pas d’une vérité infinie ? .. Enfin, quoi qu’il en soit, depuis vos romans, il m’est impossible d’en lire aucun des nôtres. »[1]. Elle allait trop loin à son tour, ne faisant pas métier d’écrire, se laissant prendre tout entière à l’enthousiasme du moment, et Walpole avait raison de défendre notre Gil Blas contre ce dédain de grande dame. Mais pourtant elle ne se trompait pas. Ce qui fait défaut au roman de Le Sage, si ce n’est pas la variété, c’est bien ce qu’elle appelle ici la vérité des caractères. La psychologie de Gil Blas est un peu courte. Les personnages y sont trop d’une pièce. Tel était Gil Blas quand il sortit de sa petite ville natale, sur la mule du chanoine Gil Perez, son oncle, et tel il est, quand, à la fin du récit, en dépit de la chronologie, il épouse la vertueuse Dorothée de Jutella. Les aventures ont glissé sur lui sans y laisser de traces profondes. Il s’est enrichi d’expérience, et les années ont amené naturellement en lui ce qu’elles amènent de changemens à leur

  1. Correspondance complète de la marquise du Deffand. Ed. Lescure, t. II, 330, 337.