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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 57.djvu/423

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suite ; il ne se croit plus la huitième merveille du monde, « l’ornement d’Oviedo et le flambeau de la philosophie ; » mais nous n’avons pourtant pas de peine à reconnaître, dans ce nouveau seigneur de village, « le petit écervelé qui avait plus d’esprit qu’il n’était gros, » quand il venait avec sa bouteille chercher du vin pour le souper de son oncle. Le caractère est conforme à lui-même : sibi constat. Ce n’est pas très étonnant, puisqu’il est uniforme. La vie n’a. fait que développer. en Gil Blas ce que la nature y avait mis de tout temps, elle n’y a vraiment rien transformé, ni surtout rien ajouté. C’est pour cela que, n’étant naturellement ni bon ni mauvais, il nous demeure sympathique jusque dans des occasions de soi fort peu louables, parfois même un peu « dégoûtantes, » selon le mot de Mme du Deffand, mais c’est aussi pour cela qu’il est un personnage de comédie plutôt que de roman et que s’il nous en apprend beaucoup sur le monde, il ne nous apprend sur lui-même et, par conséquent, sur nous que peu de chose.

Il ne sera peut-être pas inutile de faire observer que ce que nous nommons ici des noms de richesse psychologique et complexité morale est le principe ou encore la racine même de l’émotion dans le roman. Ce qui nous émeut à la scène, ce qui ravit les applaudissemens et fait couler la source des larmes, ce sont les situations fortes, les rencontres tragiques du hasard, les jeux cruels et sanglans de la destinée, mais peut-être est-ce bien plus encore l’intimité que le poète a su nous faire contracter avec ses personnages, la connaissance qu’il nous a donnée de leur nature intérieure, le lien d’humaine sympathie qu’il a réussi à nouer entre eux et nous. Dans le roman, à coup sûr, c’est de là que toute émotion sort. Là vraiment, il est permis de dire que les infortunes nous émeuvent d’autant plus sûrement que les victimes en sont plus près de nous, non pas, à la vérité, dans le sens où quelques-uns l’entendent, parce que leur condition plus semblable à la nôtre nous fait reconnaître dans leur malheur celui qui peut nous arriver demain, mais en ce sens que nous apprécions mieux leurs motifs d’être affectés par des événemens qui seraient insignifians, ou même ridicules, si nous n’avions appris à en mesurer toute l’influence sur leur sensibilité. Rappelez-vous ces deux chefs-d’œuvre du roman anglais contemporain : Jane Eyre et Adam Bede, et de là remontez à ces chefs-d’œuvre du roman classique : Tom Jones et Clarisse Harlowe, Les événemens eux-mêmes n’y sont rien ou presque rien ; ce que nous en aimons, c’est ce qu’ils exercent d’action sur des personnages dont nous apprenons à mesure à connaître et démêler les moindres sentimens, l’ombre qu’ils portent dans des âmes pour qui nous savons que le bonheur ne