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Volontiers on se croirait en présence de quelque utopie ou de rêve bienfaisant d’un despote oriental. Loin de là ! Le système que le gouvernement proposait aux chambres françaises d’instituer par voie législative, le maréchal Bugeaud l’avait déjà pleinement inauguré à titre d’expérimentation. Il avait commencé par fonder à Fouka un village composé de libérés ; puis, comme il n’avait pas trouvé chez eux assez de zèle pour la culture ni assez de docilité pour ses conseils agricoles, il avait créé, à Mered et à Mehelma, deux autres villages ne comprenant que des hommes devant encore trois ans de service à l’état. À peine installés sur leurs futures concessions, ces militaires avaient reçu un congé régulier pour s’aller mettre en quête des compagnes qu’ils devaient associer à leur sort. La ville de Toulon n’avait pas été peu surprise de voir un beau matin une vingtaine de jeunes soldats descendre sur ses quais et parcourir ses rues, avec la mission officielle de découvrir et de ramener au plus vite à Alger un nombre égal de jeunes filles se sentant la vocation de contribuer au peuplement de notre colonie. Plus d’une feuille publique s’amusa de ce mode nouveau de recrutement, mais le maréchal, qui ne regardait pas à payer de sa plume pour défendre les œuvres qui lui étaient chères, ne manqua pas de faire constater dans le Moniteur[1] que c’était la propre femme du maire de Toulon qui avait bien voulu se charger de diriger elle-même, avec un zèle patriotique et méritoire, les choix de ces couples parfaitement assortis. Pour un peu, la note officielle, non contente de rétablir ainsi la vérité des faits, aurait conclu par cette phrase, qu’on lit à la fin de la plupart des romans édifians : « Ils furent très heureux et ont eu beaucoup d’enfans. »

La chambre des députés se trouvait donc avoir à discuter un projet parfaitement sérieux, ayant même reçu un commencement d’exécution et qui peut, à bon droit, passer pour le beau idéal de la colonisation officielle. Cependant la commission parlementaire ne lui fut aucunement favorable. Son rapporteur, M. de Tocqueville, ne se borna point à produire, comme nous l’avons déjà dit, les fortes objections qu’il avait, en principe, contre les procédés toujours un peu factices, suivant lui, qui sont à l’usage des partisans de toutes les colonisations officielles ; il critiqua avec gravité, mais non sans une certaine vigueur, qui dut lui paraître un peu amère, la tentative essayée par le maréchal dans les centres militaires de Fouka, de Mered et de Mahelma. Il ne craignit pas d’affirmer qu’elle n’avait pas été heureuse : « En réalité, la condition des colons sortis de l’armée ou des soldats encore soumis aux lois militaires n’apparaissait pas comme ayant été, en aucune façon,

  1. Moniteur de 1847, page 614.