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préalable les dégeler, et, pendant ce temps, un Esquimau s’approche de vous, et vous dit avec un charmant sourire : « Tling-yack quark ; Prends garde à ton nez, il est en tram de se prendre. »

Quand on est Allemand, 55 degrés de froid n’empêchent pas de rêver : « Absorbé dans mes pensées, nous dit M. Klutschak, je m’étais un soir éloigné à petits pas de notre campement ; sans m’en apercevoir, j’avais fait le tour d’une colline voisine, et je finis par m’asseoir sur une grosse pierre. J’apercevais de là nos maisons de neige, et je contemplais le firmament semé d’étoiles. La lune m’étonnait par sa pâleur ; on eût dit qu’elle refusait de se mettre en frais pour éclairer cette triste partie du monde. Les rochers qui m’entouraient, les ombres qu’ils projetaient, les reflets bleuâtres de la neige, le repos sépulcral qui régnait partout agissaient sur mon imagination et sur mon cœur. Pas un souffle de vent, pas un appel d’oiseau, pas un bruit ne se fait entendre, et je me sens troublé, comme oppressé par un cauchemar. Le silence qui m’enveloppe pèse sur moi, il pèse sur la pierre où je suis assis, sur la rivière, sur la crête des collines. C’est autre chose qu’une simple absence de bruit, c’est une force, c’est une puissance, c’est un mystère. Ce silence profond a la majesté, la triste grandeur de ces contrées dont il exprime la solitude, la désolation et la nudité ; c’est dans toute l’étendue du terme le silence terrible de la nuit polaire. Je me sens seul, abandonné, je me lève et le bruit de mes pas sur la neige durcie me fait tressaillir ; mon oreille vient de percevoir un son, c’est comme un retour à la vie et le fantôme s’est évanoui. Les lampes allumées dans notre campement envoient jusqu’à moi de vagues et pâles clartés qui m’attirent, et le chant monotone des femmes, les piailleries des enfans, aussi bien que l’odieux ronflement des Esquimaux, sont une musique qui me plaît. La simple et misérable hutte de neige me devient une chère pairie ; après que j’en ai franchi l’entrée en me traînant sur mes genoux et mes mains, je reconnais tout le prix de la société des hommes. » Un poète prétendait qu’en Chine l’homme et la nature ne peuvent se regarder sans rire, mais qu’ils sont l’un et l’autre trop civilisés pour rire tout haut. Dans les régions boréales, personne ne rit ; la nature se tait et l’homme est grave. Il se sent à la merci d’une puissance ennemie et sournoise, qui le prendra quelque jour à ses embûches.

En se retrouvant sur les bords de la baie d’Hudson, qui ne gèle jamais entièrement, la petite caravane éprouva les mêmes transports de joie que les Dix mille quand, du haut du mont Téchès, ils aperçurent le Pont-Euxin et s’écrièrent d’une seule voix : Thalatta ! thalatta ! Mais, pas plus que les Grecs de Xénophon, M. Schwatka et son monde n’étaient au bout de leurs peines. Ils s’étaient flattés de se refaire de leurs longues privations, peu s’en fallut qu’ils ne mourussent de faim. Quand ils avaient débarqué au mois d’août 1878, ils s’en étaient remis au capitaine de