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hommes plutôt que sur l’homme, sur les mœurs de son temps plutôt que sur les passions éternelles, sur la société plutôt enfin que sur la nature. Ses observations sur la théorie du style vont plus au fond de leur sujet. Là encore il est maître. Si vous joignez ces deux mérites ensemble, et que vous y mettiez par surcroît celui du causeur, vous avez Rivarol tout entier.

C’est pourquoi je ne puis ni croire avec M. de Lescure que la révolution seule et les exigences de la vie politique l’aient empêché « d’atteindre le premier rang, » ni même penser avec Sainte-Beuve qu’une mort prématurée l’ait comme surpris à la veille de « donner sa mesure. » Sa mesure, il l’a donnée tout entière, et pour atteindre le premier rang, trop de qualités lui manquaient. Trop paresseux et trop absorbé par le monde, il n’eût jamais plus retrouvé l’heureuse inspiration qui lui avait dicté le Discours sur l’universalité de la langue française ; trop sceptique et trop maître de lui-même, il était incapable d’éprouver deux fois l’indignation sincère d’où jaillirent les meilleures pages de son Discours préliminaire. Quand il mourut, le 11 avril 1801, à Berlin, son rôle était bien terminé. Il était trop un homme du XVIIIe siècle finissant pour devenir à près de cinquante ans un homme du XIXe. Puisque, pendant près de vingt-cinq ans, il avait « perpétuellement manqué les occasions, selon le mot de M. de Lescure, de devenir un grand homme, » on ne voit pas bien quelle revanche lui eussent offerte les temps nouveaux qui se levaient.

Nous ne quitterons pas M. de Lescure sans avertir le lecteur, — qui s’en doute bien, — que nous n’avons pu donner en quelques pages qu’une bien maigre idée de tout ce que contient ce livre. Ce qu’il importe surtout que l’on sache, c’est que nous avons dû négliger de faire mention seulement de tout ce qui n’intéressait pas directement Rivarol. Cela ne veut pas dire au moins que, dans cette limite même, nous ayons tout indiqué, loin de là ! mais cela veut dire que, sur les dernières années de l’ancien régime, sur la révolution, sur l’émigration, on trouvera dans le livre de M. de Lescure les plus curieux documens. Peu d’hommes aujourd’hui connaissent le XVIIIe siècle et la révolution aussi profondément, ou plutôt aussi intimement que M. de Lescure. Peu d’hommes en parlent donc avec plus de plaisir, et d’une manière plus instructive, avec plus d’abondance, et d’une manière plus agréable. N’y a-t-il pas excès parfois ? plus de détails que l’on n’en demanderait ? et plus de mots aussi qu’il ne faudrait ? C’est une question que nous laissons à résoudre à M. de Lescure.


F. BRUNETIERE.