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morale, contre les lenteurs de la politique et les timidités de l’expérience, en un mot contre l’ancien monde ; et la philosophie ne fut plus distinguée de la mode. »

Joseph de Maître aurait presque pu signer ces lignes. Si peut-être l’éloquence en est moins âpre que la sienne, elles ont d’ailleurs cet avantage d’être plus voisines qu’il ne l’est ordinairement de l’exacte vérité de l’histoire. Il n’y a pas un mot là qui ne porte.

Il faut ajouter enfin que, comme tous les écrits de Rivarol, ce Discours est semé d’observations morales où l’expérience du monde et de la vie se traduit en courtes formules presque toujours singulièrement heureuses. C’est ici que Rivarol a excellé plus d’une fois. Impuissant à lier ses idées, il est maître, pour me servir d’une expression de lui devenue proverbiale, dans l’art « de faire un sort à chacun de ses mots, » sauf, à en oublier la fortune de l’ouvrage entier. — « On juge des malheurs comme des vices, dont on rougit d’autant moins qu’on les partage avec plus de monde. — Si l’amour naquit entre deux êtres qui se demandaient le même plaisir, la haine est née entre deux êtres qui se disputaient le même objet. — Dans les temps de troubles et dans les états électifs, les ambitieux sont les fanatiques de la liberté ; dans les temps calmes et dans les états héréditaires, ils sont des modèles de bassesse. — La pauvreté fait gémir l’homme, et l’homme bâille dans l’opulence. Quand la fortune nous exempte du travail, la nature nous accable du temps. — Il y a une envie naturelle aux hommes qui leur fait porter plus impatiemment les plaisirs d’autrui que leurs propres peines. — L’indulgence pour ceux que l’on connaît est bien plus rare que la pitié pour ceux que l’on ne connaît pas. — Les empires les plus civilisés sont toujours aussi près de la barbarie que le fer le plus poli l’est de la rouille. Les nations, comme les métaux, n’ont de brillant, que les surfaces. » Ses deux discours, son Journal politique lui-même, et jusqu’à son Petit Almanach des grands hommes, abondent en traits de cette sorte, et quelquefois on devait dire de cette force. Comment donc n’est-il pas classé parmi nos moralistes ? Deux raisons suffisent à l’expliquer. La première, c’est qu’il faut que nous allions chercher ces traits parmi la confusion de ses idées et que nous les sauvions en quelque manière du naufrage de ses ambitions, qui visaient plus haut qu’à cette gloire. Ce n’est pas ainsi qu’ont fait La Rochefoucauld et La Bruyère, ni même Duclos ou Chamfort. Ils se sont mieux connus. La seconde, c’est que son champ d’observation, en dépit de l’apparence, est plus étroit, plus limité que celui de ses prédécesseurs. Il a vu certainement moins de choses que La Bruyère ; il a été mêlé à moins de mondes que Duclos. À Bruxelles comme à Paris, et à Hambourg comme à Londres, il n’a vu que ce qu’il aimait à voir, et n’a guère étendu son regard au-delà de l’horizon des salons. Il a donc moralisé sur les