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préoccupation de la vérité qu’ont portées les maîtres de la science historique dans l’étude de la vie des grands politiques et des grands capitaines.

Un jeune et brillant écrivain français[1] parcourant, il y a dix-huit ans, l’Amérique, s’étonnait que les événemens eussent fait à « cette grossière et grotesque figure » une si grande place dans l’histoire. Nous ne partageons ni son dédain, ni sa surprise. Les sociétés démocratiques subissent plus que toutes les autres cet entraînement que Thomas Carlyle a décrit sous le nom de Hero-worship et dont il a fait une loi universelle de l’humanité. La démocratie veut avoir ses héros : elle les fait à sa mesure et à son image. Prompte à se laisser séduire par les triomphes de la force ou par les sonorités de la parole, elle n’exige de ses élus ni les dons du génie, ni les délicatesses de la conscience, ni l’intégrité du caractère ; mais elle veut par-dessus tout, comme son ancêtre le vieux Démos, des serviteurs dociles de ses mobiles volontés ; elle cherche à retrouver en eux le reflet de ses propres instincts, ou plutôt c’est elle-même avec ses passions et ses rancunes qu’elle acclame et qu’elle prétend couronner dans leur personne. A ceux qu’elle a choisis de la sorte elle ne marchande ni les faveurs, ni la puissance. « Qu’on le fasse César ! » ce cri de la foule romaine qu’a recueilli le génie de Shakspeare n’a pas cessé de retentir à travers les siècles, et l’Amérique l’a entendu à certains jours de son histoire comme l’Europe contemporaine.

Mal étrange et redoutable auquel les nations modernes ne sauraient opposer d’autre remède que le développement croissant de la liberté dans les institutions et dans les mœurs ! Il y va de leur avenir et de leur honneur : car si la démocratie libre est la plus noble forme du gouvernement des sociétés humaines, il n’en est pas de plus méprisable que la démocratie asservie.


I

Au commencement du XVIIe siècle, Jacques Ier envoya dans le nord de l’Irlande une colonie d’Écossais presbytériens pour repeupler les parties de la province d’Ulster dévastées par la guerre et confisquées au profit de la couronne d’Angleterre. Les nouveau-venus prirent racine dans le pays et s’y confondirent peu à peu avec les débris de l’ancienne population indigène. De cette fusion sortit une race d’une originalité singulière en qui l’impétueuse ardeur

  1. M. Ernest Duvergier de Hauranne, Huit mois en Amérique, voir la Revue du 15 février 1866.