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dès mon entrée dans le monde, le plus noble caractère ; je n’en ai pas connu de plus généreux, de plus reconnaissant, de plus passionnément sensible. C’était une femme ; je tenais à elle par toutes les racines ; j’en eusse fait l’amie de toute ma vie. Je veux parler de Pauline de Beaumont, la fille de l’infortuné Montmorin, le fidèle collègue de mon père. »

Pendant que la fille de Docker parlait avec enthousiasme de cette amitié ébauchée, dans une petite ville de Bourgogne, à Villeneuve-sur-Yonne, un homme d’un esprit rare, d’une âme supérieure, d’un talent digne de n’être apprécié que par les délicats, bien moins amoureux de gloire que de perfection, Joubert, restait inconsolé d’avoir perdu celle qui, de 1794 à 1803, avait été la confidente de ses pensées, et à la fois son public, et sa muse. Ceux qui ont lu la Correspondance de Joubert savent quelle place tenait dans son existence Pauline de Beaumont. Il consacrait chaque année tout le mois d’octobre à la mémoire de celle dont l’affection avait fait pendant dix années les délices de sa vie. Il disait, après l’avoir perdue, au comte Molé : « Je ne pensais rien qui à quelque égard ne fût dirigé de ce côté, et je ne pourrai plus rien penser qui ne me lasse apercevoir et sentir ce grand vide. » Et dix-neuf ans plus tard, après avoir traîné, lui aussi, la Longue chaîne des affections brisées, il célébrait encore dans son cœur, toujours plein d’un tendre souvenir, le funèbre anniversaire.

Un cercle d’élite s’était formé autour de cette jeune femme dans un coin de la rue Neuve-du-Luxembourg, société de bien courte durée, de deux ans à peine, où l’admiration avait reparu, où le goût, notre conscience littéraire, était à la recherche de tout talent nouveau ; et cependant, en dehors de quelques lettrés, qui donc aurait gardé le nom de la comtesse de Beaumont, si dans des pages immortelles, les plus belles peut-être de ses Mémoires, Chateaubriand n’avait comme transfiguré son visage et à jamais poétisé ses derniers momens ? C’est le privilège attaché au génie de. donner une existence impérissable à ces femmes qui ont un instant charmé ses heures. Il le devait bien, l’enchanteur, à celle qui, avec Lucile, l’avait le plus adoré alors qu’il était presque inconnu et que sa renommée n’était pressentie que parle cénacle au milieu duquel il vivait au retour de l’émigration.

Morte à trente-trois ans, aucune douleur ne lui avait été épargnée ; elle les avait toutes épuisées. Mariée par convenance, à dissent ans à peine, au sortir du couvent, elle n’avait pas eu un jour d’intimité avec son mari, plus jeune qu’elle d’une année ; attachée à son père, comme Germaine Necker l’était au sien, elle avait assisté à ses côtés à cette suite d’épreuves qui finirent par le massacre de M. de Montmorin ; son frère préféré s’était noyé à vingt et un ans ;