réservé et plein de précautions. Néanmoins, tant que les clubs ne furent pas ouverts et les échafauds dressés, la société parisienne donna une dernière fois le modèle de cette facile communication des esprits distingués entre eux, la plus noble jouissance dont la nature humaine soit capable. Comme les affaires politiques étaient encore entre les mains des gens bien élevés, toutes les grâces de la vieille politesse relevaient les discussions les plus sérieuses, et l’opposition dans les sentimens et dans les intérêts ne faisait que donner plus de chaleur et d’originalité à la conversation. On n’éprouvait qu’une crainte, celle de ne pas mériter assez la considération de ceux qui écoutaient, et cette crainte était loin d’être défavorable au développement des facultés. La mode était aux théories politiques ; « Dussé-je y périr, disait Mme de Tessé, j’espère que la France aura une constitution. » Tout le monde faisait la sienne ; jusqu’à la duchesse de Bourbon, qui en fabriquait une dont les premiers articles avaient pour but de rendre les hommes vertueux, de leur assurer le nécessaire pour vivre et surtout de protéger le peuple contre des besoins factices. Les hardiesses de langage étaient poussées si loin que, d’Allonville dînant chez le duc de Brissac, l’ami de la Du Barry, une année avant les états-généraux, le 6 janvier, en nombreuse et aristocratique compagnie, le maître de la maison s’écria au moment où l’on servait le gâteau des rois : « Pourquoi le tirer ? nous n’en avons plus. » Il semblait, dans ces deux ou trois dernières années, que, pressentant sa ruine définitive, l’ancien régime eût voulu s’éteindre après avoir épuisé toutes les ivresses de l’esprit.
Si, dans la haute société tout tendait à se niveler, les mœurs comme les fortunes, les vanités comme les mœurs, la femme résistait la dernière. Elle était devenue incomparable dans l’art si français des riens élégans. Comme aucune forme autour d’elle n’avait extérieurement changé, elle était convaincue que, malgré les constitutions nouvelles, tout resterait à la même place. La tyrannie du ridicule qui caractérisait éminemment ces dernières années de la monarchie et qui, après avoir poli le goût, finissait par user les forces, était la seule préoccupation des grandes dames ; malgré le relâchement des liens de hiérarchie, elles maintenaient cependant plus que leurs maris la différence des conditions sociales. Que de temps et quelle dépense d’amabilité ne fallait-il pas à Mme Necker elle-même pour que toutes les portes lui fussent ouvertes ! Mais une fois qu’on était entré, quel charme ! Ces femmes inoubliables avaient une qualité presque aussi attachante que leurs grâces, elles étaient non pas des savantes, mais des lettrées ; leur intelligence sérieuse et cultivée se dilatait dans les plus hautes régions de l’esprit. Si elles écrivaient moins bien que leurs mères, elles