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l’intérêt qu’on fait voir pour moi, voyez comme j’ai bien réussi. » Voilà où conduisaient la représentation à outrance et le vide de la mondanité poussée à l’excès !

Engouée de l’Emile, dont elle sentait les beautés, Mme de Montigny était parvenue, à force de cajoleries, à apprivoiser la misanthropie de Rousseau et à l’attirer chez elle ; il y venait dîner, mais en petit comité. Morellet était un jour du nombre des convives. Voilà Rousseau qui devient sérieux et froid et lui tourne le dos. Il s’était imaginé que Morellet avait écrit pour l’archevêque de Toulouse, parlant au nom de l’assemblée du clergé, une instruction pastorale où il était fort mal traité. Vainement l’abbé, instruit de la cause de l’irritation, fournit dans l’entrevue suivante des dénégations positives ; Rousseau s’excusa, se rétracta même, mais l’impression reçue ne s’effaça point, et Mme Trudaine de Montigny ne le revit plus.

Le maître de la maison, qu’on désignait familièrement sous le sobriquet de garçon philosophe, était, à cause de ses relations, tracassé par le premier ministre. Il n’y avait pas de déboire qu’on ne lui fît essuyer pour le forcer à quitter le département des finances. Les Mémoires d’Augeard nous apprennent par quel procédé Trudaine de Montigny reconquit les faveurs du duc d’Aiguillon. Après avoir été son ennemi, il le porta à la plus haute estime et engagea même le roi et toute la cour à assister à l’inauguration du pont de Neuilly pour faire honneur à la famille Trudaine. Deux événemens qui eurent alors du retentissement ne contribuèrent pas moins à le populariser dans le parti des philosophes et des économistes.

Associé aux idées de Turgot, convaincu que pour le développement de la richesse nationale le moment était venu de briser les douanes provinciales, dépassant son siècle par la conception de la liberté commerciale, Trudaine de Montigny utilisait la plume de Morellet, qu’il avait attaché à son cabinet. L’introduction et l’usage des toiles étrangères étaient prohibés sous les peines les plus sévères. On inquiétait les citoyens jusque dans la capitale par des visites domiciliaires ; on dépouillait les femmes à l’entrée des villes. Toutes les tyrannies fiscales étaient employées pour empêcher ce genre d’industrie importée de s’établir. On envoyait nombre d’hommes aux galères pour une pièce de toile. Les fabricans et les chambres de commerce du royaume avaient presque tous voté contre la liberté. Trudaine de Montigny fit publier par l’abbé Morellet une brochure intitulée : Avantages de la fabrication et de l’usage des toiles peintes en France, et put obtenir un arrêt favorable du conseil. En 1762, avait paru le mémoire sur son projet favori, le reculement des barrières et l’abolition des droits