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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 57.djvu/862

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réunir. Il fallait et parler et se taire comme les autres, connaître les usages pour ne rien inventer, ne rien hasarder ; et c’était en imitant longtemps les manières reçues qu’on acquérait enfin le droit de prétendre à une réputation. » Elle faisait donc une révolution dans la conversation. En même temps s’opérait une révolution dans l’art de vivre. On commençait à pérorer plus qu’à causer, et des divisions qui ne s’étaient jamais produites allaient enlever à la France cet art particulier, composé de sous-entendus, de nuances et de quiétude.

Appelée à vivre aux confins de deux mondes séparés en quelques mois par un abîme, Mme de Beaumont écoutait tout ; elle n’était indifférente à rien. M. Suard, qui l’avait rencontrée, l’avait jugée aussi spirituelle qu’aimable, François de Pange, un des habitués de la maison, l’avait présentée, et l’on mit plus que de l’empressement à l’y recevoir. Elle s’y plut beaucoup, et son esprit prompt et solide formait un saisissant contraste avec son enveloppe maladive. C’est alors que Rulhière fit graver pour elle un cachet qui représentait un chêne avec cette devise : « Un souffle m’agite et rien ne m’ébranle. » Plus tard, durant sa lente agonie, elle avait adopté un cachet égyptien en caractères arabes, avec cette inscription : « Sa puissance ne saurait subir ni destruction ni diminution. » Voulait-elle parler de Dieu ? voulait-elle, au contraire, parler d’une affection qui alors l’absorbait tout entière ?

Le besoin d’admirer l’entraînait vers les lettres et les philosophes, et, s’il est vrai que ce besoin soit chez certaines femmes une altération du désir d’aimer, combien cette âme était riche de sentimens comprimés ! Une jeune étrangère à la mode et qui n’avait pas encore écrit Valérie, Mme de Krudner, désira se lier avec elle. Abandonnée de son mari, qui avait quitté la France sans dire à sa femme où il allait, Mme de Krudner, âgée alors de vingt-huit ans, avait eu pour M. Suard une ardente passion. Chaque année, elle allait passer un mois dans un village où sa sœur était religieuse. Pour ne pas s’en séparer, elle se faisait presque religieuse elle-même ; pendant ces quelques jours de retraite, elle écrivait à M. Suard : « Je ne manque jamais de suivre ma sœur au chœur et aux offices ; je me prosterne avec elle au pied des autels, et je dis : Mon Dieu, qui m’avez donné ma sœur et mon amant, je vous aime et je vous adore ! »

Cette étrange et mystique personne fit naître chez Mme de Beaumont le désir de connaître la comtesse d’Albany. Elle s’était installée à Paris à la fin de l’année 1787 et s’était mise en relation avec toute l’aristocratie. La veuve de Charles-Édouard était venue assister aux derniers beaux jours de la vieille France et lui présenter Victor Alfieri. Autant par curiosité que par sympathie, le grand monde affluait dans leur hôtel de la rue de Bourgogne ; et Mme de