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lement livré à de vulgaires agitations de partis ? Est-ce qu’on ne l’a pas vu, il y deux ans, à l’occasion de cette question de Tunis qui avait été si médiocrement engagée, qui aurait pu devenir périlleuse par une série d’actes décousus, de dissimulations malhabiles, de combinaisons militaires et financières incohérentes, peu dignes d’un grand pays ? Maintenant c’est l’affaire du Tonkin qui commence, et avec l’expérience d’un passé si récent encore, ce serait assurément une étrange légèreté de s’exposer à retomber dans les mêmes fautes, de ne pas se rendre compte avant tout des élémens si divers d’une question où les intérêts de la France sont en jeu. Cette question, ce n’est point sans doute le ministère qui l’a créée ; il n’est pas responsable de ses origines, il l’a reçue en héritage. Quand il s’est formé, le malheureux Rivière était déjà à ce poste avancé d’Hanoï, où il vient de périr héroïquement avant d’avoir reçu les secours qu’il demandait. Le ministère précédent avait eu à délibérer sur ce qu’il y avait à faire, il n’avait pu rien décider. Aujourd’hui les événemens se sont précipités, l’action de la France est engagée par la mort de nos soldats ; il y a pour notre pays une sorte de nécessité impérieuse d’intervenir, d’aller régler par les armes ou par la diplomatie nos rapports dans ces régions lointaines, sur ces frontières indécises de l’Annam, du Tonkin et de la Chine. L’intérêt national passe avant tout, cela va sans dire ; mais ce n’est point une raison pour se jeter dans l’aventure, pour fermer les yeux sur la situation générale dans laquelle s’engage cette entreprise nouvelle, — et cette situation ne laisse pas certainement d’avoir de la gravité pour la France.

À vrai dire, si l’on veut bien y réfléchir, il y a deux parts dans cette affaire du Tonkin. Il y a là part de l’action directe, de l’expédition à organiser, des forces à envoyer, des combinaisons pratiques à réaliser dans ces contrées orientales où nous allons porter notre drapeau, et dans cette partie d’exécution le ministère ne saurait certes montrer trop de vigilance et de précision. L’essentiel pour lui est de ne point se laisser aller, par de dangereuses illusions ou par de faux calcula parlementaires, à déguiser la vérité, à n’envoyer que des forces insuffisantes ou à ne réclamer que des crédits déjà dévorés au moment oui ils sont votés. Ce qu’il y a de plus important que tout le reste pour lui, c’est de savoir ce qu’il veut, de ne pas se livrer aux incidens, à l’imprévu, d’être particulièrement fixé sur le point le plus obscur, sur notre position réelle vis-à-vis de la Chine, avec laquelle nos rapports ne semblent pas très clairs, et de qui pourraient venir certainement des difficultés de nature à compliquer ou à embarrasser notre entreprise.

Ce n’est point sans doute que la Chine, malgré le poids de ses millions d’hommes, malgré l’organisation nouvelle donnée dans ces derniers temps, dit-on, à son armée, soit militairement redoutable ; son intervention ne serait pas moins un embarras et il n’est pas bien clair, en définitive, que la France eût quelque intérêt à se laisser entraîner