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roi-soleil. L’accent, intraduisible aujourd’hui, avec lequel un Français de 1700 disait ce mot : « Le roi ! » le Russe l’avait retrouvé pour dire : « L’impératrice. » Qui se souvenait, en 1796, de l’aube sanglante du règne, de la tragédie conjugale de Ropcha, des calamités du début, Moscou dépeuplé par la peste, l’Orient dévasté par les forçats de Pougatchef, l’Occident par les confédérés polonais ? Le temps, le succès, la gloire avaient tout effacé, tout repoussé dans le lointain. Nous, postérité, quand nous regardons une époque dans le passé, nous la voyons sur le même plan ; quelques dizaines d’années, se concentrent en un seul point, les faits énormes nous apparaissent seuls, rien n’adoucit notre sévérité pour ceux de ces faits qui nous choquent. Les contemporains voient autrement : pour eux, aujourd’hui efface hier, et la génération de trente ans ne se souvient guère de ce qui a assombri son berceau. Les Russes de la fin du dernier siècle ne voyaient que les grands résultats obtenus. S’il y avait eu jadis des fautes, des difficultés, des malheurs, qu’importait ? Raison de plus pour admirer la souveraine qui avait tout surmonté, tout vaincu par sa force d’âme et son bonheur. Au dehors, elle était l’arbitre du Nord et de l’Orient. Ses victoires avaient rejeté les frontières de l’empire aux trois mers, la Baltique, la Caspienne, la Mer-Noire ; elle avait consommé le double effort de la nation depuis cinq siècles, libéré définitivement le sol orthodoxe du Tartare et du Polonais, au Caucase, en Crimée, en Lithuanie, en Ukraine. Notre grief imprescriptible contre Catherine, le partage de la Pologne, était son meilleur titre devant le patriotisme russe ; selon la thèse nationale, que j’expose et ne juge pas, l’acte de 1772 restituait à la couronne de Vladimir des terres qui en avaient relevé jadis. Il faut remonter très haut dans l’histoire pour savoir quelles souffrances et quelles humiliations séculaires cette vengeance expiait. Contre le Turc, l’impératrice avait achevé la tâche des Ivans et de Pierre le Grand : enfin la croix avait précipité le croissant dans la Mer du Sud, les derniers vestiges du joug tartare étaient effacés. Bien plus, on attendait de l’heureuse souveraine, et à bref délai, la réalisation du grand rêve slave, la purification de Sainte-Sophie ; ce n’était un secret pour personne qu’elle destinait le second de ses petits-fils, Constantin, à relever dans Byzance le trône des césars grecs. Déjà le pavillon victorieux d’Orlof avait promené sur les côtes de Morée et de l’Archipel des promesses d’indépendance ; il s’en était fallu de quelques retards qu’il ne parût dans la Corne d’or ; tout l’Orient chrétien frémissait d’espérance et attendait le signal russe pour se soulever.

S’il était resté un doute à la nation sur la grandeur qu’elle devait à sa souveraine, elle n’aurait eu qu’à écouter le concert d’éloges