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qui s’élevait de toute l’Europe, les adulations des plus grandes voix du siècle ; ces adulations, la mérite de Catherine les avait provoquées, sa générosité les entretenait adroitement. Nous-mêmes, nous devons en tenir compte, non point pour nous payer de cette monnaie, mais pour rendre hommage à la femme qui sut faire un ressort d’état de ce qui eût été pour toute autre une séduction dangereuse. Pour qui veut juger les âmes sur pièces et sans se préoccuper des réputations toutes faites, la correspondance de Catherine avec nos philosophes est bien instructive. Dans ce tournoi d’esprit et de vanité entre les écrivains et la souveraine, l’avantage est tout en faveur de celle-ci : c’est elle qui est le philosophe, le grand homme et l’habile homme. Sainte-Beuve l’avait déjà remarqué et son opinion se fût fortifiée s’il eût connu toute la correspondance, telle que les publications récentes nous la donnent. Voltaire, Diderot, Falconet, le pesant Grimm surtout, s’y montrent trop souvent des plats-pieds, des quémandeurs ou des turlupina. Catherine reste toujours digne et mesurée, sa réplique est la plus fine, son bon sens remet les exagérations au point, son patriotisme constant donne d’humiliantes leçons aux flagorneurs qui livrent leur patrie dans un bon mot. Dans ce marché tacite entre la vanité littéraire et la vanité politique, les profits ne sont pas égaux. C’est l’impératrice qui tient le bon plateau de la balance, elle tire de ses correspondans tout le bruit et la louange qui lui sont nécessaires. Si la chose et le mot n’étaient pas anticipés, on pourrait dire qu’avant le grand meneur d’hommes de notre temps, nul n’a compris comme Catherine l’emploi judicieux de la presse, la mesure d’attention et d’indifférence qu’elle exige, le tact voulu pour faire sonner juste les trompettes publiques, avec de l’or, des cajoleries, une recherche courtoise qui déguise le mépris intime. — Mais ce sont là des vues que le temps a dégagées ; au XVIIIe siècle, le public ne discutait ni l’autorité ni les mobiles des encyclopédistes ; leurs arrêts faisaient loi ; il faut rendre à ces arrêts la puissance qu’ils avaient alors, pour imaginer combien la vénération des Russes intelligens envers leur souveraine devait en être accrue, pour mieux sentir la grandeur incontestée de ce règne dans l’esprit des contemporains.

Ce n’étaient pourtant pas les conquêtes ni les acclamations du dehors qui assuraient à la tsarine le meilleur de sa popularité ; son véritable titre de gloire était la transformation intérieure de l’empire. Ébauchée à larges traits, à traits grossiers, par Pierre le Grand, cette transformation ne s’était véritablement accomplie que sous Catherine. A la mort de Pierre, la Russie était une forêt sauvage, jalonnée pour le défrichement ; çà et là, des marques de hache sur les vieux troncs, des repères pour les routes à venir, des