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service, les salles voisines s’emplissaient des gens de qualité et des fonctionnaires, qui, dans tous les événemens heureux ou malheureux, ne songent qu’à eux-mêmes ; cet instant fut pour eux tous ce que sera le jugement dernier pour les pécheurs. Le comte Samoïlof entra dans la salle de service, tout naturellement, avec son air bête et solennel, qu’il s’efforçait vainement de rendre affligé, et dit : « Messieurs ! l’impératrice Catherine est trépassée et Sa Majesté Paul Pétrovitch a daigné monter sur le trône de toutes les Russies ! » Alors quelques-uns que je ne veux pas nommer (non que je les aie oubliés, mais à cause du profond mépris que je ressens pour eux), se précipitèrent pour embrasser Samoïlof et tout l’entourage, en se congratulant sur l’avènement de l’empereur. Le grand-maître des cérémonies, Valouïef, qui dans tous les événemens ne voyait jamais que le cérémonial, vint annoncer que tout était disposé à la chapelle pour la prestation de serment. On suivit l’empereur dans le sanctuaire. » — Paul reçut, selon l’usage, le serment de fidélité de sa famille et de ses sujets. Il releva courtoisement l’impératrice Marie, qui s’était jetée à ses genoux ; ses fils et après eux tous les serviteurs de la couronne allèrent baiser la main du nouvel autocrate. Chez celle qui venait de quitter ce titre, il n’y avait plus qu’un diacre, lisant l’évangile à haute voix. Au sortir de l’église, Paul rentra une dernière fois dans la chambre de sa mère, salua le corps, regagna son cabinet et se mit au travail.

À ce moment, il se souvint qu’il y avait quelque part, dans le faubourg de Vassili-Ostrof, un homme redoutable, un grand survivant du passé, qui avait joué le premier rôle dans la fin tragique de son père Pierre III et effacé depuis cette sombre page à force de gloire et de puissance. Il fallait s’assurer sans retard des dispositions de ce personnage, à qui les périls de la situation pouvaient inspirer une résolution désespérée. Rostoptchine fut chargé, conjointement avec un petit secrétaire empressé à se faire valoir, d’aller réclamer le serment du vieux comte Alexis Orlof, le premier favori de la défunte, le vainqueur de Tchesmé. Tout le long de la route, en voiture, le petit secrétaire ne cessait de maudire Orlof, qu’il croyait dévoué aux premières vengeances de l’empereur, et Rostoptchine dut lui imposer silence. Ils trouvèrent le vieillard au lit, dormant. Le secrétaire l’éveilla brutalement, lui ordonnant de le suivre. Rostoptchine intervint : « Eh ! quoi, serait-il vrai que l’impératrice est morte ? » s’écria le comte, depuis longtemps retiré de la cour. Alors, sans laisser paraître l’ombre d’une faiblesse ou d’une crainte pour l’avenir, il se prit à pleurer, regardant derrière lui ce demi-siècle de grandeur, de gloire et d’amour qui s’effondrait à ses pieds. Ses seules paroles furent : « Seigneur, souviens-toi d’elle