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les nuages soient dissipés. Tout en espérant des jours d’une sécurité moins incertaine, on profite du jardin, qui verse des effluves de vie dans toute la maison ; sur le plan Turgot on voit que l’emplacement occupé par les frères de Saint-Jean-de-Dieu était alors en cultures maraîchères. C’est un survivant des jardins du vieux Paris ; il n’en reste plus guère aujourd’hui ; la spéculation s’en empare, la cognée les jette à bas et les moellons s’y entassent les uns sur les autres, au détriment de la santé publique, à laquelle les plantations de nos boulevards et de nos squares ne peuvent plus suffire.

Aux malades qui viennent se faire soigner dans la maison de la rue Oudinot on ne demande pas d’extrait de baptême ; qu’ils soient chrétiens, juifs ou musulmans, on ne s’en occupe guère ; on ne s’enquiert point de leur religion, on ne s’inquiète que de leurs maux, que l’on tâche de guérir. Ils sont libres d’appeler près d’eux le médecin qui leur convient ; auprès d’eux, les frères n’ont office que d’infirmiers. Plus d’un malade cependant qui s’est fié à eux n’a pas eu à s’en repentir. Il y a là un frère François, de tenue modeste et ne disant mot, qui, mieux que Grosjean en remontrerait à son curé. Un grand chirurgien, un de ceux que l’on appelle volontiers « un prince de la science, » me disait : « Il en sait long, le frère François, si long que, dans bien des cas, il en sait plus long que nous. » L’esprit d’observation, l’intelligence, l’étude, la volonté de soulager ceux qui souffrent, ont parfois plus de valeur qu’un diplôme sur parchemin. On cite des cures extraordinaires obtenues par le frère François, et le blessé qu’il a pansé ne veut plus être touché par d’autres mains que les siennes. Les chirurgiens le connaissent, l’ont apprécié, et l’appellent lorsqu’ils ont quelque opération délicate ou périlleuse à faire dans la maison. Je suis certain qu’il était là lorsque le docteur Labbé a ouvert et délivré M. Lausseur, qui restera célèbre sous le nom de « l’homme à la fourchette. » C’est lui qui prit soin de Cabet, le sculpteur, quand il alla chez les frères de Saint-Jean-de-Dieu, demander au bistouri d’arrêter la marche du cancer dont il était dévoré. Le frère François ne s’épargna pas ; le mal était invincible et l’on ne put le vaincre ; l’auteur de tant de statues charmantes, de la décoration de l’église de Saint-Isaac à Pétersbourg, de cette Résistance que l’on abattit et que l’on releva à Dijon, ne put être sauvé, malgré la science, malgré le dévoûment, malgré les soins de toute minute. Il voulut mourir chez lui, on l’y reporta : la bête féroce qui le mangeait acheva son œuvre le. 24 octobre 1876[1].

Dans le principe, la maison avait été fondée en vue d’accueillir

  1. J. -B. -Paul Cabet était né à Nuits (Côte-d’Or), le 2 février 1815.