Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 58.djvu/361

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
355
UN HISTORIEN MODERNE DE LA GRÈCE.

seulement la réalité des faits matériels constatée par les témoignages, mais la relation des causes et des effets, mais le jeu complexe de la vie, les sentimens et des passions, l’action de l’intelligence. Ici naturellement se retrouvent ce besoin de netteté et ce don de pénétration profonde et précise qui le distinguent. Il se pourrait même que cette dernière qualité parût quelquefois poussée jusqu’à l’excès et qu’on lui reprochât d’y voir trop clair. Donnons-en un seul exemple. Hérodote raconte que l’auteur de la grande révolution démocratique qui transforma la constitution athénienne, l’Alcméonide Clisthène, dans sa lutte contre Isagoras, obéit de lui-même à l’injonction du roi de Sparte, Cléomène, patron de son rival, et qu’il sortit d’Athènes. Hérodote, notre unique autorité sur ces faits, n’ajoute rien. Il vient de dire seulement que Cléomène, d’après le conseil d’Isagoras, avait fait sommer par un héraut les Athéniens d’expulser les Alcméonides et les autres citoyens qu’atteignait la souillure du meurtre de Cylon. Que conclure de là ? Sans doute que cette pensée religieuse avait à ce moment dans Athènes assez de force pour paralyser chez Clisthène et ses partisans tout effort de résistance à des adversaires aussi puissans que les Spartiates ; et, en l’absence de renseignemens explicites, il paraîtrait prudent de s’en tenir à cette interprétation. Elle ne suffit pas à M. Curtius. Pour lui, Clisthène ne cède pas seulement parce qu’il se sent le plus faible, mais par un calcul de prévoyante et habile politique. « Il voulait que la conspiration traîtreusement ourdie par Isagoras et Cléomène allât jusqu’au bout, afin de rentrer alors comme le sauveur de la liberté. » Et M. Curtius le félicite « d’avoir bien deviné le jeu de ses adversaires. » Et ce qui n’est pas le moins surprenant, c’est que ce politique prudent et avisé avait « un tempérament de feu. » Mais l’expérience qu’il avait gagnée au milieu de l’agitation des partis et dans sa vie errante, sa connaissance du monde, sa science précoce des combinaisons et des plans politiques avaient si bien assoupli l’ardente ambition de ce petit-fils du tyran de Sicyone, son homonyme, et si heureusement développé ses dons naturels, son coup d’œil, sa décision, sa hardiesse et son énergie, qu’en définitive il sut préparer et conquérir le succès. Voilà ce qu’était ce Clisthène, que l’antiquité a négligé de nous dépeindre ; voilà les divers élémens de cette nature complexe et les secrets replis de cette intelligente pensée. Un proverbe grec disait que certaines gens savent tout, même comment se fit le mariage de Jupiter et de Junon. On serait assez tenté de l’appliquer ici.

Évidemment M. Curtius porte un intérêt particulier à Clisthène, ce continuateur de Solon, qui occupe dans le développement de la démocratie athénienne une place importante entre le premier fonda-