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à dominer cette démocratie jalouse. Et encore, au moment le plus critique, à celui où elle avait le plus besoin de sa direction, comme elle sut lui faire sentir les atteintes de sa malignité ! Et aussitôt qu’il fut mort, comme elle se dédommagea en se précipitant dans le désordre politique et moral et en abandonnant les plus graves intérêts à la faiblesse et aux passions des flatteurs qui se disputaient la faveur du peuple !

M. Curtius attribue en commun à Périclès et à Démosthène le mérite d’une politique à la fois hellénique et athénienne. C’est un éloge qu’il justifie très bien pour Démosthène ; mais pour Périclès il se contente d’affirmer, et c’est précisément là qu’une démonstration serait le plus nécessaire. En quoi Périclès prouve-t-il son patriotisme hellénique, quand il assure la domination d’Athènes sur les alliés, emploie le trésor commun à la décoration de l’Acropole et engage la guerre du Péloponèse, si désastreuse pour tous les Grecs ? Cela ne se comprend pas de soi-même. Est-ce parce qu’Athènes, suivant l’expression d’un Athénien[1], est la Grèce de la Grèce, qu’elle en résume en elle-même le génie et les aspirations naturelles et que, par conséquent, ce qui profite à sa puissance et à son éclat avance du même coup la Grèce vers la réalisation de l’idéal hellénique ? Telle est peut-être la pensée de l’auteur ; en tout cas, il ferait bien de s’expliquer et de faire effort pour dissiper notre incertitude ou pour nous convaincre.

Il y a enfin un mot qu’il a le tort d’appliquer aux deux hommes qu’il compare, et qui d’ailleurs ne me paraît pas complètement répondre à son propre sentiment. Aussi m’abstiendrais-je d’en parler, si je n’y trouvais l’occasion d’insister sur une de ces différences qui ne sont pas moins intéressantes à relever ni moins instructives que les rapports. Il n’est pas nécessaire de dire que la critique de M. Curtius leur a fait aussi une large part. Je veux parler du mot âpre, qu’aucun témoignage ancien n’autorise pour Périclès, — pas plus pour son éloquence que pour son caractère. — Non, chez Périclès il n’y avait pas d’âpreté ; il y avait dans sa parole une autorité singulière, quand il grondait le peuple et le forçait d’accepter des vérités pénibles ; il y avait dans son caractère et dans toute sa personne une majesté, une sérénité olympienne : c’est l’expression de ses contemporains. Il réalisait pleinement, et pour la dernière fois, le type le plus élevé de l’Athénien, « capable d’agir et de parler, » comme dit Thucydide, c’est-à-dire de commander les armées et de s’occuper de toute l’administration aussi bien que de paraître à la tribune.

  1. Thucydide, s’il est l’auteur de l’épitaphe d’Euripide qui lui est attribuée.