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UN HISTORIEN MODERNE DE LA GRÈCE.

C’est Démosthène, simple orateur, qui est âpre et le reste toujours, même aux années de sa puissance. Toute sa vie, depuis son enfance, n’est qu’une lutte ; lutte contre ses tuteurs et ceux qui le dépouillent de son patrimoine, lutte contre ses imperfections corporelles, lutte contre ses adversaires politiques, lutte contre les difficultés matérielles qui gênent l’exécution de ses plans, contre les abus, contre les défauts des Athéniens. Au temps de Périclès, les finances étaient prospères, l’empire d’Athènes, à partir de la guerre de Samos, étendu et bien établi, la flotte bien équipée, et, quoique la décadence morale eût commencé, les citoyens montaient eux-mêmes les vaisseaux et s’enrôlaient dans l’armée. Les choses ont bien changé au temps de Périclès. La ville, au dire de Démade, « n’est plus la jeune guerrière de Marathon ; c’est une petite vieille qui hume sa tisane en pantoufles. » Démosthène entreprend une régénération. Réveiller dans les âmes le sentiment du devoir et celui de l’honneur, rendre à la guerre l’argent que le peuple se laisse donner pour ses plaisirs, réorganiser les finances et la marine, ramener les citoyens dans les rangs de l’armée, rassembler autour d’Athènes les Grecs divisés et former une ligue contre l’ennemi commun, dont il suit et combat les progrès depuis l’origine, voilà ce qu’ose tenter et paraît sur le point d’accomplir, sans autre arme que son intelligence et sa parole, cet homme disgracié de la nature, dépourvu de tout moyen de séduction, sans famille qui le soutienne, sans amis fidèlement attachés à sa personne, sans popularité. Regardez les images que la statuaire antique nous a laissées de Périclès et de Démosthène. Les bustes du premier, que l’on regarde généralement comme des reproductions du portrait contemporain fait par Crésilas, pourraient être pris pour des types de la beauté grecque, régulière, rayonnante, harmonieuse. L’un au moins, celui du Vatican, fait penser à un dieu : c’est bien le Périclès olympien, nom sous lequel l’œuvre de l’artiste était désignée dans l’antiquité. Quoi de plus humain et de plus personnel, au contraire, que la statue de Démosthène ? Ces formes pauvres et sans élégance, cette physionomie ferme et austère, cette bouche de bègue qui témoigne de l’infirmité native, ces yeux enfoncés sous des sourcils contractés et qu’on sent capables de lancer l’éclair, disent bien la ténacité de sa volonté, sa sensibilité irritable, la puissance de sa passion à la fois violente et concentrée. Le sort des armes lui fut contraire et il échoua. Mais telle était l’estime qu’il avait conquise de force, qu’Athènes alors ne le renia pas ; elle consacra par sa fidélité le beau triomphe qu’il avait enfin remporté sur tant d’obstacles et d’ennemis, et ces quelques années de gloire brillante qui éclairent sa vie entre les pénibles épreuves de ses