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France transformée par un mélange de mœurs parlementaires, de démocratie, de suffrage universel, de sorte que ce qui avait été possible en 1815 ne l’était plus au même degré en 1871. Là où M. de Talleyrand, ce complice de la force des choses, avait pu d’un mot trancher la question en faveur de la monarchie bourbonienne, M. Thiers n’avait pu faire que ce qu’il avait fait en demandant aux partis de suspendre leurs querelles, en scindant le problème de la paix, de la réorganisation nationale, — et du choix d’un gouvernement définitif.

La première partie de la tâche, la paix, la réorganisation, M. Thiers l’avait entreprise, il l’accomplissait tous les jours, sans repos, avec un zèle aussi ingénieux que passionné. Quelque soin qu’il prît cependant de ramener toutes les volontés, de s’attacher lui-même à cette libération nationale qu’il mettait au-dessus de tout, il ne pouvait échapper aux difficultés d’un provisoire qui avait pu d’abord paraître nécessaire, qui ne tardait pas à devenir un objet d’incessantes disputes entre les partis. De cette trêve plus ou moins consentie à Bordeaux, laborieusement prolongée à Versailles, que sortirait-il définitivement? Serait-ce la restauration d’une monarchie ou la continuation d’une république qui n’existait encore que de nom comme un fait de révolution depuis le 4 septembre 1870? Comment se fixeraient les destinées de la France? A chaque instant, à tout propos, la question renaissait, et c’est là justement l’autre partie de cette histoire de deux ans, 1871-1873. C’est le drame des luttes intérieures qui se confond avec l’œuvre de patriotisme pour l’embarrasser souvent, qui, après avoir commencé dès le premier jour, se déroule à travers les incidens et les péripéties pour se précipiter bientôt vers un dénoûment d’impatience et de passion, vers l’irréparable rupture du 24 mai.


I.

Rien certes n’était facile à ces heures troublées de 1871 où s’engageait un drame si compliqué, où les circonstances réunissaient pour faire face à une crise universelle une assemblée qui ne se connaissait pas encore elle-même et le vieux parlementaire porté au gouvernement par une sorte d’acclamation publique.

Cette assemblée qui venait d’être élue comme à tâtons, dans la tragique obscurité des événemens, et qui, à partir du 12 février 1871, restait l’expression vivante, légale de la souveraineté française, elle avait sans doute la volonté du bien, la sincérité du patriotisme, des lumières, des instincts libéraux; elle avait en même temps l’ardeur inexpérimentée et l’incohérence de ces grandes réunions d’hommes formées dans un moment de détresse presque désespérée.