peines que s’est données le comte Korniss pour leur être agréable. Il traite les défenseurs avec une sécheresse hautaine et les accusés avec tout le mépris qu’il convient d’avoir pour une impure vermine. Il est indulgent pour les témoins à charge qui se coupent, il couvre de sa paternelle protection le joli garçon qui a vu tant de choses par le trou d’une serrure. Que de fois ne l’a-t-il pas tiré d’un mauvais pas où il s’embourbait ! Mais, si les antisémites reprochent sa tiédeur au président, ils n’oût pas assez de poumons pour dénoncer les trahisons du ministère public. Dès le premier jour, M. Szeyffert, substitut du procureur-général, n’a pas craint de déclarer que la façon dont M. Bary conduisait une instruction lui semblait médiocrement édifiante, et, au cours des débats, il a manifesté en toute rencontre les insurmontables dégoûts que lui inspirait la naïve impudence de certains témoins. Avec une loyauté qui l’honore, il a déserté l’accusation. Aussi est-il en butte aux menaces, aux injures, aux outrages. Le roi de Moab avait commandé au prophète Balaam de maudire ses ennemis, et Balaam les bénit. M. Szeyffert ne bénit pas les juifs, il ne s’écrie pas : « Que tes tentes sont belles, ô Jacob ! Que tes demeures sont agréables, ô Israël ! » mais il tient pour démontré que le corps trouvé dans la Theiss était celui d’Esther, il désire, il réclame l’acquittement des treize accusés, et on ne saurait trop admirer son courage.
Le 11 octobre 1882, un député hongrois, interpellant le ministre de l’intérieur, lui avait demandé si Nyiregyhaza était un endroit bien choisi pour y juger les prétendus assassins d’Esther, si la justice s’y sentirait libre. Le ministre s’appliqua à le rassurer, et l’événement fait foi qu’il l’a trop rassuré. Après les violences exercées dans l’instruction, après les tentatives des antisémites pour intimider les témoins et le tribunal, après tant d’irrégularités, tant d’incidens odieux, les juges de Nyiregyhaza ne sauraient sans forfaire à l’honneur céder à l’entraînement de leurs préventions. Si l’arrêt qu’ils vont rendre était une sentence de condamnation, ils passeraient dans l’Europe entière pour avoir commis un de ces assassinats juridiques qui déshonorent une magistrature. Toute l’eau de la Theiss ne laverait pas leurs mains, la tache de sang reparaîtrait toujours. Espérons que cet arrêt fera voir qu’il y a des juges dans le comitat de Szabolcs. Aussi bien, il n’y a déjà eu que trop de scandales ; ce qui s’est passé n’a que trop prouvé que le fanatisme est un monstre dont il faut couper les griffes et briser les dents. La déplorable affaire de Tisza-Eszlar a contristé les âmes pieuses, elle a donné aux mécréans le droit de dire une fois de plus avec Schiller : « Si on me demande pourquoi je n’ai pas de religion, je répondrai que c’est par religion. »
G. VALBERT.