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dans le principe même de sa conception, de notre tragédie française. « Comment la pensée du mal naît-elle pour la première fois dans l’esprit? De quels alimens se nourrit, dans l’œuf, l’embryon sinistre? Quelles lois président à son imperceptible croissance? Quelles circonstances, horribles ou vulgaires, précèdent, accompagnent ou suivent le crime? Comment le remords, au lieu de produire le repentir, amène-t-il d’autres crimes, d’où sort enfin le châtiment, comme le fruit naît sur l’arbre dont la destinée est de le porter? Telles sont les étapes psychologiques du drame. » C’est ce que l’on pourrait résumer d’un mot en disant que, d’une manière générale, une tragédie française est le cinquième acte et la catastrophe d’un drame shakspearien. Un paragraphe sur les Poèmes et Sonnets de Shakspeare, et un autre sur « l’Histoire de sa gloire, » dont les premières lignes sont un peu écourtées, terminent ce chapitre.

On voit en quoi il diffère, sinon par la méthode même et la disposition générale, au moins par l’esprit, de ce que nous lisons communément sur Shakspeare. La plupart des critiques, en effet, se placent en face du poète comme d’une nature « extraordinaire » et se servent, à peu près indifféremment, de son œuvre tout entière, pour essayer de le caractériser. C’est que l’œuvre, au fond, il faut bien le dire, quand ce serait Macbeth ou le Roi Lear, les intéresse infiniment moins que l’homme; et c’est aussi que plus l’œuvre est étrange, comme Cymbeline ou Peines d’amour perdues, plus elle fournit de traits « extraordinaires » à la peinture d’une nature « extraordinaire. » Si l’on voulait déduire la nature d’esprit de notre Corneille de son Clitandre ou de son Illusion comique, on obtiendrait infailliblement bien plus d’effet et de relief qu’en se résignant à la déduire de Polyeucte et Cid! J’avoue que je préfère la manière de M. Filon. Tout en rendant un hommage « extraordinaire » au génie de Shakspeare, classer d’abord ses pièces entre elles, indiquer brièvement ce qu’elles ont de commun avec les drames ou les comédies de ses contemporains, les drames de Marlowe ou les comédies de Ben Jonson, les placer d’autant plus haut qu’elles s’en différencient et s’en distinguent davantage, montrer ainsi le poète se dégageant des influences qu’il a commencé par subir, prenant conscience de son originalité propre, et d’expérience en expérience, ou de chef-d’œuvre en chef-d’œuvre, se constituant à lui-même les règles et les lois de son art, nous le faire voir abordant alors l’imitation de réalités tour à tour plus hautes, l’aventure, puis la vie commune, l’histoire ensuite, l’histoire nationale, et enfin les trois ou quatre passions sur lesquelles roule éternellement l’humanité, pour couronner son œuvre avec Hamlet: tel est le programme que M. Filon a rempli. S’il y a des classifications plus savantes, il n’y en a pas de plus littéraire, ni qui convînt donc mieux dans une Histoire de la littérature anglaise. J’aurais seulement voulu qu’avant de terminer, M. Filon effleurât au moins un