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l’y avaient précédé ; mais, comme il s’agissait de détruire la ville européenne sans toucher aux propriétés et aux personnes des Arabes, les soldats et les cavaliers au service d’Arabi furent chargés de parcourir les rues et les places publiques pour en expulser les indigènes. Ici je laisse la parole à un témoin oculaire, au préfet de police d’Alexandrie lui-même, qui avait remplacé Saïd-Kandil :


Mercredi matin, 12 juillet, plusieurs bandits, sortis de l’arsenal, se rassemblèrent avec d’autres gens de la populace et s’unirent à quelques soldats; ils commencèrent à enfoncer les portes des maisons sous prétexte que des signaux étaient donnés de là aux navires; ils frappèrent les propriétaires, en tuèrent quelques-uns et pillèrent les meubles. J’envoyai des soldats et des agens pour arrêter ces misérables; mais ce fut en vain. Hassan-Bey-Saddik, sous-préfet de police, se rendit sur les lieux, arrêta quelques coupables, leur arracha les objets pillés. Au moment où nous allions les soumettre à un interrogatoire, nous entendîmes une grande rumeur; c’étaient les soldats à pied et à cheval qui engageaient les habitans à quitter la ville parce qu’elle allait être brûlée et saccagée dans deux heures. Je fis mander les commandans des moustafazzins et le commandant de la police pour empêcher les gens de sortir de leurs maisons avant que nous ayons su les motifs de cette alarme. On constata alors qu’ils étaient d’accord avec les chefs de l’armée dans tous leurs desseins, qu’ils avaient pris leurs soldats et les avaient ralliés aux troupes régulières, laissant la ville sans garde et sans poste. Ils avaient pris aussi les estafettes et les pompiers... Les soldats poussaient la foule à coups de crosses de fusil pour la forcer à quitter la ville; beaucoup de personnes fermaient leurs boutiques et voulaient aller prendre leurs familles; les soldats les en empêchaient, de sorte que ces familles se sont séparées et les enfans égarés et perdus. Soliman-Samy était chargé du pillage et de l’incendie d’Alexandrie. Il fit venir son régiment sur la place des Consuls, il commença lui-même à enfoncer les boutiques des épiciers, à y prendre du pétrole qu’il passait aux soldats pour servir à brûler les magasins, et les maisons déjà saccagées. Les soldats pillaient ce qu’ils pouvaient emporter, puis mettaient le feu partout. Ils s’emparaient des chevaux et des voitures des Européens, ils les remplissaient d’objets volés qu’ils transportaient jusqu’à la gare; de là ils les rechargeaient avec les chevaux dans le train et jetaient les voitures dans le canal Mahmoudieh. L’armée livra aussi la ville au pillage des Bédouins et de la populace. Ce qu’il s’est commis dans cette journée de vols, d’incendies, de viols et de massacres est indescriptible. La population chassée par l’armée est évaluée à environ cent cinquante mille âmes; elle débouchait par les portes de la ville