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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 58.djvu/813

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de présenter la foi comme la conclusion de la science. Si de nos jours on nous invitait à voir se reproduire le miracle de la transfiguration, quelque savant s’empresserait de soumettre à l’analyse spectrale l’auréole surnaturelle pour voir si sa clarté ne se ramène à aucun élément naturel ; pareillement, en proposant les mystères à la raison des philosophes, on les invite à y appliquer les procédés humains de l’analyse philosophique.


Le fait d’expérience qui sert de point de départ à M. Secrétan pour édifier sa théorie de la solidarité dans la chute, c’est le visible contraste entre l’idéal moral de l’homme et sa conduite réelle. « Nous constatons, a dit M. Taine, que l’individu agit le plus souvent en vue de son bien personnel, c’est-à-dire par intérêt, très rarement en vue du bien général : » c’est seulement « à l’occasion, de bien loin » que nous accommodons notre caractère effectif à notre modèle idéal. M. de Hartmann, à son tour, est allé jusqu’à dire que nous devons a priori supposer tout homme pervers, et qu’en particulier nous devons tenir tout Allemand « pour un fripon, jusqu’à preuve du contraire. » Partant de là, M. Secrétan se pose ce problème : « Comment expliquer que personne ou presque personne ne mène une vie conforme à la règle du bien telle qu’il la conçoit[1]?» — Il semblerait assez simple de répondre : Parce que le bien est pénible à réaliser et que la subordination de l’intérêt particulier à l’intérêt général exige un sacrifice. Mais M. Secré- tan, au lieu d’accuser les circonstances et le milieu où la volonté humaine s’exerce, préfère accuser cette volonté en elle-même et répond : « Notre arbitre n’est point intègre. Nous sommes prédestinés, prédestinés au péché. C’est absurde, c’est odieux; mais c’est ainsi[2]. » Au lieu de s’en prendre aux nécessités extérieures, M. Secrétan s’en prend ainsi, sans aucune preuve, à la perversité intérieure et naturelle de la liberté. C’est qu’en effet, pour le théologien, expliquer le mal par les nécessités extérieures, ce serait le faire retomber sur celui qui a créé ces nécessités en créant le monde même. Pour « absoudre Dieu, » comme disait Claudien, il faut donc soutenir que le mal physique lui-même, que l’imperfection du milieu physique et social est l’œuvre de la volonté humaine. Si nous habitons une terre au lieu d’un ciel, si nous sommes obligés de nous nourrir pour subsister, de « lutter pour la vie » contre la nature ou contre les autres hommes, ce doit être notre faute; l’état naturel doit être une œuvre de la liberté morale, et comme il ne

  1. Le Droit et le Fait (Revue philosophique, p. 587. 1882).
  2. Ibid., p. 256.