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peut être l’œuvre de Dieu, il est la nôtre: tel est le cercle qui fait que toute théologie aboutit logiquement à la théorie de la chute.

L’idée de progrès, qu’on a opposée à la chute, ne serait pas encore la justification de Dieu. « Rien n’est moins établi qu’un tel progrès, dit M. Secrétan, » et il ajoute avec raison : «Fût-il établi, le mieux futur délivre-t-il l’ordre actuel de son injustice? L’état satisfaisant d’aujourd’hui supprime-t-il les misères qui ont accablé les générations précédentes, et l’horreur des crimes commis? » Dans l’hypothèse du progrès, a l’état présent de l’humanité peut être un état naturel inévitable, mais il reste encore profondément injuste. Rien ne saurait excuser Dieu de l’avoir fait naître, de l’avoir permis, et, comme Dieu ne saurait être coupable, Dieu n’existe pas, rien de plus clair[1]. » Ces paroles éloquentes rappellent le cri sorti, au siècle dernier, d’un cœur de femme : « Dieu, lui disait-on, séchera un jour vos larmes. — Dieu fera-t-il que je n’aie point pleuré? » La sincère reconnaissance du mal et de l’imperfection du monde nous paraît supérieure, chez M. Secrétan, à l’optimisme admiratif des leibnitziens tels que M. Ravaisson, dont M. Secrétan appelle la doctrine « un naturalisme éthéré[2] ? » Si donc Dieu existe, il faut qu’aucun mal ne soit son œuvre, et l’idée même du progrès ne le justifierait pas sans l’idée préalable d’une chute volontaire. Le mal naturel présuppose un mal moral, « Le mal ne saurait devenir naturel, suivant la justice, que s’il est produit par une détermination de la liberté. Vous trouvez le mal en vous sans pouvoir vous en débarrasser? Infailliblement c’est votre faute, car Dieu n’est point injuste. «La seule solution du problème, ainsi posé, c’est que j’ai produit le mal naturel par mon péché volontaire. Donc j’ai dû pécher autrefois; et puisque je n’existais pas autrefois comme individu, j’ai dû pécher dans Adam. Mais, si Adam n’était lui-même qu’un individu, la difficulté serait simplement reculée; il faut donc qu’il suit l’humanité et non un individu ordinaire. Nous voici amenés à soutenir, avec les réalistes du moyen âge, que c’est l’espèce humaine et non l’individu qui est la vraie substance. « Ainsi l’espèce est l’être, l’espèce est le sujet moral par excellence... Les fautes de mes parens, de mes premiers parens, si vous voulez, sont mes propres fautes... Le poids sous lequel nous fléchissons, la faiblesse, la perversité de la volonté que nous déplorons sont la faute

  1. Le Droit et le Fait (Revue philosophique, p. 262).
  2. « Il faut, ajoute M. Secrétan, que notre principe explique l’homme. Pour serrer de près la réalité, pour en saisir les grands antagonismes, pour atteindre au terrible sérieux de la vie, pour arriver à l’histoire, il ne suffit pas de l’amour, il faut aussi comprendre la haine et pour cet effet, dès l’origine et partout, il faut déduire l’amour de la liberté, et non pas l’inverse. »