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même des parens que nous continuons, de nos premiers parens peut-être ; faute qui ne diffère pas essentiellement dans ses effets des péchés commis par les générations suivantes, sinon dans ce sens que le premier rend le second plus facile, et ainsi de suite, par une véritable accumulation. Ce qui semble un contre-coup fatal de l’un sur l’autre n’est au fond qu’une même action se continuant dans le même sujet[1]. »

Il nous semble d’abord que, dans cette théorie, l’éminent théologien invoque à tort la biologie moderne : pour cette science, il y a encore moins d’espèce réelle que d’individu absolument réel comme substance. Dire avec les biologistes que la naissance de l’individu est un simple « fractionnement,» ce n’est pas réaliser l’espèce; c’est simplement admettre une série continue de phénomènes qui se propagent d’un individu à l’autre, et si aucun de ces individus n’est un tout substantiel, encore moins l’espèce est-elle un tout de ce genre pour les biologistes. En outre, comment Adam pouvait-il être à la fois une espèce et un individu? S’il est individu, la difficulté reparaît tout entière à son sujet; s’il est espèce, il faut dire alors avec le moyen âge, et nullement avec la biologie moderne, que l’espèce est un être réel, qu’elle est même la seule réalité. Mais alors nous aboutissons de nouveau à la négation de la liberté individuelle comme de la réalité individuelle : l’espèce seule est libre, l’humanité seule est libre, et sur elle seule s’exerce la justice divine. « C’est relativement à l’unité supérieure, à l’espèce, que la question de la justice providentielle peut se poser et doit se poser. » S’il en est ainsi, M. Secrétan aurait dû dire, non que nous sommes « partie libre d’un tout solidaire, » mais bien que nous sommes partie solidaire et déterminée d’un tout qui seul est libre. La théorie du théologien philosophe nous semble donc contradictoire et aboutit, par cette voie, à nier la liberté morale qu’elle voulait fonder.

Ce n’est pas tout. M. Secrétan s’arrête trop tôt en chemin. L’humanité elle-même n’est qu’un fragment : la science moderne rattache ce fragment au tronc plus large de l’animalité. M. Secrétan lui-même reconnaît que l’espèce humaine a pu prendre naissance dans le sein de la femelle d’un singe. Quoi qu’il en soit, il y a solidarité entre l’espèce humaine et les espèces animales, fût-ce seulement sous ce rapport que les animaux, eux aussi, souffrent, luttent pour la vie, meurent. Il faut donc que l’animalité ait péché et que sa condition naturelle soit une œuvre de liberté morale. Alors revient la question aussi profonde que plaisante : Les animaux ont-ils mangé du foin défendu? — Allons plus loin encore : l’animalité n’est à

  1. Le Droit et le Fait (Revue philosophique), p. 267.