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individu il y a quelque chose d’inexprimable qui n’est qu’à lui, quelque chose d’irréparable. Omne individuum ineffabile. C’est même le cas pour la personnalité des bêtes. « On le sentira si on a blessé à mort sans le vouloir une bête que l’on aime, et reçu le regard d’adieu qu’elle nous adresse; c’est une douleur déchirante. » Tourguénef exprime la même idée quand il dit que, regardant son chien les yeux dans les yeux, pendant qu’au dehors hurle la tempête, il sent un même principe animant les deux êtres : en chacun d’eux vacille la même petite flamme tremblotante. Ce n’est plus un homme et un animal qui échangent leurs regards ; ce sont deux paires d’yeux identiques qui sont fixées l’une sur l’autre. Et dans chacune de ces paires d’yeux, dans l’animal comme dans l’homme, la même vie se serre, terrifiée, contre l’autre. Que sera-ce, si l’homme est en présence de l’homme? L’identité fondamentale des êtres arrive en nous à la pleine conscience de soi et, par là, l’homme conçoit l’univers. Enfin, dans la société plus qu’ailleurs, en nous faisant comprendre la nécessaire délimitation de la zone empirique, la philosophie produit la délimitation parallèle des motifs et mobiles empiriques.

Remarquons-le, ce dont le droit pur a besoin, comme la justice avec laquelle il s’identifie, c’est une limitation de la liberté individuelle qui puisse devenir réciproque et égale pour tous. Pour fonder scientifiquement le droit comme tel, c’est-à-dire comme règle commune et borne mutuelle des libertés, nous n’avons donc besoin que d’un principe limitatif : Abstiens-toi, abstine. Voilà la formule propre du droit pur, qui est comme tel une discipline, une idée régulatrice, et qui enveloppe en soi le Sustine des stoïciens. Or, la limitation de notre volonté pratique par la volonté d’autrui, encore une fois, est l’expression légitime et la figure extérieure de notre limitation scientifique. — N’agis pas envers les autres hommes comme si tu savais le fond des choses et le fond de l’homme, comme si tu savais que ce dernier fond de tout, c’est ton plaisir, ton intérêt, ton égoïsme ; ne t’érige pas en absolu, c’est-à-dire en dieu. Être qui n’as point la science absolue, ne pratique pas l’absolutisme envers tes semblables; ne dogmatise pas en pensées et en actes. — La violation du droit idéal au nom de la force, au nom de l’intérêt, matériel ou spirituel, c’est du dogmatisme en action qui peut prendre trois formes, soit matérialiste, soit panthéiste, soit théologique. Ce peut être, en premier lieu, la traduction intérieure de cette affirmation systématique : — Le mécanisme est tout : il n’y a rien au-delà ni au-dessus; le parallélogramme des forces est la formule de l’univers; je tiens, avec cette formule, le monde entier dans le creux de ma main : l’homme violent ou égoïste ne fait que tourner à son profit « l’axiome universel, » dont parle M. Taine. — Mais