Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 58.djvu/899

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Des ténèbres s’agitaient devant son regard, il fit un pas en avant; ses bras enveloppèrent l’orgueilleuse femme, il la pressa contre lui avec fureur, son baiser flamboya sur ses lèvres, il n’entendit plus ce qu’elle disait... La duchesse était épouvantée comme un faon blessé; sa dignité offensée se cabrait... elle repoussa la tête du furieux d’une main puissante... Il tenait encore sa taille embrassée lorsque la porte de l’église s’ouvrit; un rayon de grand jour traversa cette demi-obscurité... ils n’étaient plus seuls[1].


Il faut de la diplomatie même en amour ; « il n’y faut rien de forcé et cependant il n’y faut rien de lenteur, » a dit Pascal. Ce roman pourrait s’intituler: Ekkehard, ou l’Occasion perdue, et comme dans la confession générale que nous citions plus haut, le moine aurait pu faire son mea culpa : « Je m’accuse d’avoir manqué la rapide heure du berger, d’avoir négligé de cueillir maint baiser furtif sur des lèvres chères. »

Cette brutale agression entraînait pour le coupable les conséquences les plus funestes. On l’avait surpris en flagrant délit d’amour illicite, de violence, d’insolence, de désobéissance, de profanation. Son cas était clair ; il fut enfermé, en attendant d’être soumis au jugement de Dieu, obligé de retirer l’anneau abbatial d’une chaudière bouillante, et fustigé. Mais il parvint à s’échapper, grâce à la compassion et à la dextérité d’une suivante de la duchesse. Il se réfugia dans les Alpes helvétiques, sur le Saentis, d’où le regard plane sur les vertes vallées d’Appenzell. Il devint le pasteur des habitans de la montagne. Au milieu de cette nature grandiose, après tant d’épreuves et de souffrances, la solitude fut un baume à ses blessures; la paix du renoncement le visita de nouveau :


La vapeur du matin flottait sur les vallées, lourde, immobile, amoncelée comme si une mer, roulant partout ses vastes flots, avait été pétrifiée au moment même où les vagues se couvraient d’écume : les crêtes des montagnes découpaient leur dentelure claire et aiguë dans le bleu profond du ciel, et émergeaient comme des îles géantes du sein de la mer vaporeuse. Le lac aussi était enveloppé de vapeurs, dans une brume légère s’étageaient les horizons des chaînes éloignées; la tranquille clochette des troupeaux puissans retentissait. Dans l’âme d’Ekkehard murmurait comme une prière du matin d’une humilité fière[2].

Tant d’émotions et de combats avaient fini par dégager sa nature

  1. Ekkehard, page 345.
  2. Ekkehard, page 364.