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de génie lui-même est-il souvent la victime de ses rêves. Les changemens qu’il accomplit dans la carte du monde ne tournent pas toujours à son profit ; un destin jaloux le condamne à n’être malgré lui que l’instrument du bonheur des autres. Un Prussien de la vieille roche, le général de Gerlach, définissait Napoléon Ier : « Un assez brave homme, mais un sot personnage qui avait passé toute sa vie à travailler pour l’Angleterre. » Heureusement pour Frédéric-Guillaume IV, après avoir imaginé, il se prenait à réfléchir, car un roi de Prusse, fût-il mystique, réfléchit toujours. Il songeait aux difficultés, à l’insuffisance de ses ressources, il découvrait que, pour gagner de belles parties, il faut mettre beaucoup au jeu, et il renonçait à son aventure. Pour se consoler de sa déconvenue, il se livrait à d’innocentes fantaisies qui ne mettaient pas l’état en danger. Il rêvait d’établir des évêques dans l’église évangélique de Prusse ; en attendant mieux, il se donnait le plaisir d’en installer un à Jérusalem.

Un roi qui joint à une brillante imagination, à l’inquiétude de l’esprit, aux espérances confuses, le sentiment vif des difficultés et beaucoup d’aversion pour les hasards est sujet à avoir du décousu dans la conduite. Il tâtonne, il essaie, il entreprend, il voit le mur et il s’arrête. Le roi reprochait quelquefois à ses ministres d’approuver et d’admirer tout ce qu’il leur disait, mais de ne rien faire. Peut-être ses ministres se défiaient-ils d’une volonté qui n’était pas sûre de ses lendemains. Il se plaignait aussi que son beau-frère Nicolas de Russie était toujours obéi et que le roi de Prusse l’était rarement, à quoi le général de Gerlach répondit un jour : « Oui, Majesté, cela tient à ce que les désirs de l’empereur Nicolas ont ceci de particulier que dans les régions inférieures ils se cristallisent en coups de bâton. » Cela était vrai, mais il l’était aussi que l’empereur Nicolas savait nettement ce qu’il voulait et qu’il le voulait fortement. Les ennemis de Frédéric-Guillaume IV prétendaient que sa devise était : Ordre, contre-ordre et désordre.

Il y parut plus d’une fois dans sa politique intérieure, que M, Wagener paraît désirer sans réserve. Animé d’un sincère amour du bien, ennemi de la routine, voyant de bon œil les nouveautés utiles, il avait le tort de poursuivre dans ses réformes un idéal un peu chimérique, sans se douter que la vie se soucie peu de nos programmes. Le tour particulier de ses croyances, l’idée qu’il se faisait du rôle des souverains et de leurs droits qui dérivent de la volonté formelle de Dieu, lui inspiraient une profonde horreur pour le libéralisme ainsi que pour le dogme impie de la souveraineté du peuple. D’autre part, il avait trop d’esprit pour ne pas être sensible aux inconvéniens et aux ridicules de la bureaucratie prussienne : « Sous le précédent règne, comme le dit M. Wagener, il n’y avait point de ministère d’état dans le sens