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ne soient d’aucun profit pour la connaissance du passé, nous nous souvenons que la légende a été partout la première forme de la poésie : c’est assez pour qu’elle nous paraisse digne de quelques égards. On dit avec raison que l’enfant annonce l’homme ; de même, dans les fables qui bercent sa jeunesse, un peuple déjà se révèle. Pour connaître exactement les qualités originales de son esprit et le tour naturel de son imagination, pour distinguer ce qu’il ne tient que de lui et ce qu’il a pris des autres, il est indispensable de remonter jusqu’à ces premières créations de sa fantaisie.

Parmi ces légendes, il en est une qui a pour nous un intérêt particulier : c’est celle des voyages d’Énée et de son arrivée en Italie. Elle a inspiré un grand poète, elle est le sujet de l’un des chefs-d’œuvre de la littérature antique. Si nous voulons juger ce bel ouvrage et nous rendre compte de l’originalité de l’auteur, nous devons nous demander d’abord ce que lui fournissait la tradition et ce qu’il a lui-même inventé. On affirme ordinairement que l’Enéide est un poème national et que c’est un de ses principaux mérites ; pour décider jusqu’à quel point cette affirmation est exacte, il faut bien que nous sachions d’où venaient les fables qui rapportaient l’établissement des Troyens dans le Latium, si elles étaient profondément entrées dans la mémoire du peuple, et ce que le poète, en les racontant, rappelait de souvenirs chez ceux qui l’écoutaient : c’est le seul moyen de connaître si son œuvre a jamais été populaire. On voit donc que toute étude approfondie de l’Enéide doit commencer par l’examen de la légende d’Énée.

Aussi a-t-elle fort occupé les savans dans ces dernières années ; il n’en est guère, depuis Niebuhr, qui, en étudiant le passé ou les institutions de Rome, ne l’ait rencontrée sur sa route et n’ait essayé de l’expliquer à sa façon, Schwegler surtout lui a consacré l’un des meilleurs chapitres de cette excellente Histoire romaine que la mort ne lui a pas permis d’achever[1]. Après lui, un de nos professeurs, M, Hild, vient de reprendre la question dans un mémoire très soigné et fort complet, où il résume les idées de l’historien allemand et y ajoute les siennes. Je vais me servir de ce travail pour exposer à mon tour de quelle manière il me semble que la légende s’est formée, comment elle s’est introduite et répandue chez Les Latins,

  1. Je saisis cette occasion pour recommander ce bel ouvrage, qui, à certains égards, corrige et complète l’Histoire romaine de M. Mommsen. Dans le livre de M. Mommsen, il n’est pas question des légendes. Il les compare à ces feuilles desséchées dont on ne peut plus dire à quel arbre elles appartiennent. « Laissons, dit-il, le vent les emporter dans la plaine ! » Schwegler est moins dédaigneux, et en faisant, dans son premier volume, une étude pénétrante de toutes les fables qu’on raconte sur l’origine de Rome, il a montré quel profit on en pouvait tirer. Il me semble que cette histoire, si sage, si bien composée, dont l’allemand est si clair, si agréable à lire, n’est pas appréciée chez nous comme elle mérite de l’être.