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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 59.djvu/301

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plaçaient ouvertement dans l’Olympe, leur conservant les traits de leur figure humaine et les honorant sous leur nom. Mais il fallait qu’Énée devînt tout à fait latin ; du moment qu’il touche le sol de l’Italie, sa nouvelle patrie se saisit de lui. Elle lui prête des aventures, elle lui fait une légende, elle unit par lui ôter jusqu’à ce nom sous lequel les poètes grecs l’ont chanté. C’était le seul moyen pour la légende de s’acclimater dans le pays où elle devait définitivement s’établir ; il fallait qu’elle en prît l’esprit et le caractère, et qu’on effaçât peu à peu, dans le personnage et dans son histoire, ce qui pouvait causer quelque répugnance aux Romains.

Ce serait assurément une grande erreur de croire que tous ces changemens aient été médités et réfléchis, qu’ils soient le fruit de combinaisons profondes. De telles façons d’agir ne conviennent guère aux époques primitives. Mais, tout en admettant qu’en général le travail s’est accompli au hasard et sans conscience, il n’est pas moins vrai que la légende a dû profiter instinctivement des facilités qu’elle trouvait, et qu’elle a suivi les pentes naturelles qui se présentaient devant elle pour pénétrer sans violence au cœur du pays. Nous ne pouvons pas nous flatter sans doute de distinguer très exactement, à cette distance, comment les choses se sont passées ; cependant, d’après ce que nous savons des mœurs et du caractère des divers peuples, il est permis de former quelques conjectures assez vraisemblables. Par exemple, nous n’avons pas un grand effort d’imagination à faire pour nous figurer ce qui arrivait ordinairement quand les voyageurs grecs, six ou sept siècles avant notre ère, abordaient sur ces côtes barbares. Presque toujours, ils y trouvaient la place prise : les Phéniciens les avaient précédés, et depuis longtemps ils étaient maîtres du commerce. Mais les Grecs avaient sur eux des avantages dont ils savaient très bien se servir. Le Phénicien était avant tout un marchand avide, qui ne songeait qu’à vendre le plus cher possible ses tapis, ses étoffes, ses coupes de métal ciselé. Assurément, le Grec ne dédaignait pas les bons profits : il n’y a jamais eu de négociant plus attentif et plus adroit ; mais il apportait avec lui, dans les pays qu’il visitait, autre chose que les produits de son industrie. Comme il courait le monde pour son plaisir, presque autant que pour son intérêt, ses affaires finies, il n’était pas toujours pressé de serrer son argent et de partir. C’était déjà ce « petit Grec, » que les Romains ont tant de fois raillé, souple, curieux, bavard, insinuant, se mettant si vite à l’aise dans la maison des autres, et sachant s’y rendre nécessaire. Comme son grand aïeul Ulysse, il aimait, en visitant les villes, « à connaître les mœurs des peuples. » Pendant qu’il vendait ses marchandises, il regardait et il observait. Fin et perspicace comme il l’était, il ne tardait pas à remarquer, chez ces peuples, qu’il traitait de barbares, des croyances