Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 59.djvu/302

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et des usages qui ressemblaient beaucoup aux siens. Quand il les entendait parler, il saisissait des mots et des tournures qui lui rappelaient sa propre langue. Ces ressemblances ne nous surprennent plus aujourd’hui : tout le monde sait que tous ces peuples appartiennent à la même race humaine, qu’après avoir longtemps vécu ensemble, ils se sont séparés avec un fonds commun de mots et d’idées, et qu’il n’est pas étonnant que ce fonds se retrouve dans leurs civilisations et leurs idiomes. Mais les Grecs ne le savaient pas, et personne autour d’eux ne s’en doutait. Ils n’avaient qu’un moyen de tout expliquer, et ils en ont fait un très grand usage. Ils supposaient que leurs ancêtres étaient déjà venus dans ces parages et qu’ils y avaient peut-être laissé quelque colonie. Dès lors, il n’y a plus lieu d’être surpris que les habitans du pays aient conservé des façons de parler ou d’agir qui rappellent la Grèce : c’est un legs qui leur vient, sans qu’ils s’en doutent, de ces anciens voyageurs. Mais les Grecs n’étaient pas gens à s’en tenir à une vague hypothèse ; dans ces cerveaux féconds, les suppositions deviennent vite des réalités. Comme il arrive à ceux qui ont confiance en eux-mêmes, tout servait à les convaincre de la vérité de leurs conjectures ; à propos de tout, les aventures des héros de Troie, dont leur mémoire était pleine, leur revenaient à la pensée. Les noms des personnes ou des lieux, qu’ils rencontraient sur leur chemin, leur suggéraient à chaque instant des rapprochemens inattendus. Ils faisaient parler leur hôtes, les écoutaient à peine, et trouvaient toujours dans leurs narrations quelque détail qui les faisait songer à leurs propres légendes. A ce qu’on leur disait ils ajoutaient beaucoup, ayant reçu du ciel par-dessus tout le don charmant de l’invention, et, de tous ces élémens divers, auxquels ils donnaient une couleur semblable, ils excellaient à fabriquer des fables amusantes, qu’ils ne se lassaient pas de conter.

Allons plus loin : après avoir imaginé la façon dont ces fables ont dû naître, est-il possible de nous figurer comment elles ont été reçues ? Personne ne nous l’a dit ; mais il y a quelque chose qui nous le fait bien mieux savoir que si l’on avait pris la peine de nous l’apprendre : c’est qu’on en a conservé le souvenir, que ceux qui les entendaient raconter leur ont partout donné une place à côté de leurs traditions nationales et qu’elles les ont quelquefois supplantées. Voilà ce qui constate d’une manière victorieuse le succès qu’elles ont obtenu. Ce succès ne doit pas nous étonner. Nous connaissons un peu mieux aujourd’hui en quel état de civilisation se trouvaient les peuples italiques quand les Grecs commencèrent à les fréquenter. On a fait, en divers endroits de l’Italie, des fouilles profondes qui ont mis à découvert des tombes fort anciennes. Les objets qu’on y trouve paraissent singulièrement grossiers ; ce sont, d’ordinaire, des