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et se contenter de peu quand il s’agit d’une époque aussi lointaine.

Ce qui est d’abord tout à fait incontestable, c’est que les premiers rapports des Latins avec les Grecs remontent très haut. On ne doute plus aujourd’hui qu’ils n’aient reçu d’eux l’écriture : dans les plus anciennes inscriptions latines, la forme des lettres est celle de l’alphabet éolo-dorien ; cet alphabet leur avait été communiqué sans doute par quelqu’une des colonies grecques établies dans l’Italie méridionale ou dans la Sicile ; il est probable qu’il leur venait de Cumes, dont les vaisseaux faisaient un grand commerce le long des côtes italiennes. Mais à quelle époque ont-ils commencé à s’en servir ? Quand les idées de Niebuhr sur les origines de l’histoire romaine étaient dominantes, on retardait cette époque autant que possible pour laisser plus longtemps le champ libre à la formation des légendes, et l’on allait jusqu’à prétendre que les Romains n’avaient commencé à écrire que du temps des décemvirs. Ce sont des chimères auxquelles on a maintenant renoncé. Il est sûr que les Romains ont connu l’écriture de fort bonne heure, et, dans une publication récente, M. Louis Havet me paraît avoir montré que leur alphabet était fixé avant l’époque des Tarquins[1]. Il faut donc admettre que les Grecs fréquentaient les marchés de Rome dès le lendemain de sa fondation. Cette opinion qu’a entrevue la

  1. Voyez la leçon d’ouverture que M. L. Havet a faite au Collège de France, le 7 décembre 1832. Les conséquences du fait signalé par M. Havet ne manquent pas d’importance, et il ne recule pas devant elles. Après avoir établi que l’écriture existait du temps des rois de Rome, il ajoute : « Mais, dira-t-on, ces vieux rois ont donc existé ? — Et pourquoi non ? .. Si les Romains écrivaient alors, pourquoi n’auraient-ils pas transmis à la postérité quelques noms authentiques ? » Il est assez remarquable que, sur ces faits autrefois tant contestés, la critique, en France, en Italie et même en Allemagne, semble redevenir conservatrice. En même temps que paraissait la brochure de M. L. Havet, M. Gaston Paris publiait dans la Romania un article fort important, à propos des diverses versions de la légende de Roncevaux. Cet article se termine par ces mots : « En poursuivant ces études d’analyse critique qui ne font encore que commencer, on arrivera de plus en plus à se convaincre que, pour être lointaine et anonyme, l’épopée n’est pas dans d’autres conditions que les autres produits de l’activité poétique humaine ; qu’elle ne se développe que par une suite d’innovations individuelles, marquées sans doute au coin de leurs époques respectives, mais qui n’ont rien d’inconscient et de populaire, au sens presque mystique qu’on attache quelquefois à ce mot. Tout, là comme ailleurs, a son explication et sa cause, sa raison d’être et de cesser. « Nous voilà bien loin des affirmations qui ont fait la gloire de Wolf, de Lachmann, de Niebuhr. Il est curieux de constater, au moment où ce siècle s’achève, qu’après avoir parcouru tout un cycle d’hypothèses séduisantes, de destructions et de reconstructions audacieuses, l’évolution est terminée et nous ramène à peu près au point de départ. Mais nous y revenons avec un sentiment plus exact, une vue plus claire du passé, et si tous ces grands systèmes qui ont régné quelques années n’étaient que des erreurs, c’étaient au moins des erreurs fécondes, qui ont renouvelé la critique et l’histoire.