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fait elle-même si elle n’eût pas rencontré sur son chemin un homme d’un caractère aussi élevé que sûr, esprit de premier ordre, et, d’autant plus distingué qu’il s’ignorait lui-même, fuyant le bruit, plein de manies et d’originalités, comme dit Chateaubriand, et manquant éternellement à ceux qui le connaissaient, ayant une prise extraordinaire sur ses amis, s’emparant d’eux comme une obsession, ayant la prétention d’être toujours au calme et étant troublé plus que personne ; enfin (et c’est le coup de pinceau qui achève le portrait tracé par un maître) un égoïste qui ne s’occupait que des autres.

Nous n’avons pas une page inédite à ajouter aux documens publiés sur Joubert. Une honorable famille, chez qui sa mémoire est à juste titre vénérée, a conquis la sympathie de tous les lettrés par le soin pieux qu’elle a mis à faire connaître non-seulement ses pensées et sa correspondance, mais sa vie modeste et sérieuse, son intérieur paisible, ses affections à la fois passionnées et austères. Si Mme de Beaumont doit beaucoup à Joubert, il lui dut beaucoup aussi, et cet empire qu’il exerçait sur les autres, une femme qu’un souffle pouvait renverser, un être tout de grâce, de faiblesse et de langueur, l’exerça à son tour sur le penseur ingénieux et fort.

Il habitait la majeure partie de l’année à Villeneuve-sur-Yonne. Marié depuis quelques mois à peine, il n’était plus un jeune homme. Les quarante ans allaient sonner. La rumeur publique lui apporta le récit des événemens accomplis au château de Passy, la détresse et l’abandon dans lesquels se trouvait la fille du comte de Montmorin. Joubert fut ému. Il alla frapper à la porte de l’humble maison où Pauline s’était réfugiée. Cette visite marqua dans la vie de Joubert. Il fut conquis par le charme pénétrant et maladif de la jeune femme. Il lui offrit de la recevoir à Villeneuve ; ses visites se renouvelèrent, même dans cet hiver de 1794, presque aussi cruel que celui de 1709 ; mais l’air qu’il respirait, près de cette chaumière couverte de neige, lui était déjà favorable, et son cœur honnête avait presque la crainte d’effaroucher Mme de Beaumont par un trop vif empressement.

… Ce qu’était alors Joubert, son état moral, c’est à lui-même que nous devons le demander. Il ne s’est pas dérobé aux regards de l’observateur. Dans son ignorance de la vie réelle et dans sa passion pour l’idéal, il n’avait pas changé depuis le jour où, pour la première fois, il avait quitté ses vieux parens pour aller à Paris. Sa mère le trouvait si grand dans ses sentimens, si éloigné des routes ordinaires de la fortune, que l’avenir l’inquiétait. Un jour qu’elle reprochait à son fils son désintéressement et sa générosité, il lui