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fait contracter à la nation des habitudes serviles et tyranniques à la fois, et préparaient pour Bonaparte les hommes qui ont fondé sa puissance. L’esprit public était tellement impatient de les écarter des affaires qu’il allait déjà de ses vœux au-devant de l’illégalité. Cette lettre vigoureuse de François de Pange avait eu l’approbation enthousiaste de Mme de Beaumont ; Joubert aussi n’avait pas ménagé les éloges ; il l’avait signalée à Fontanes, et il relevait particulièrement les dernières lignes renfermant un aperçu nouveau et tout un jugement sur la révolution française.

La frêle santé de Fr. de Pange n’allait pas lui permettre d’édifier l’œuvre de philosophie sociale que ses amis attendaient de lui. Il voulait prendre pour épigraphe ce mot sévère, qu’il répétait à Joubert, un peu optimiste : Triste comme la vérité. Après quelques mois d’un bonheur longtemps attendu, mais du moins réalisé, le souffle lui échappait. Il mourait en septembre 1796. Nous devons à Mme de Beaumont de connaître les derniers traits de sa vie et de pouvoir apprécier l’étendue de cet esprit éminent. Il s’appliquait à tout ; il réunissait le goût de tous les arts à celui de toutes les sciences. Il était astronome et musicien, géomètre et homme politique ; mais ce qui l’avait surtout rendu digne de respect, c’était son caractère. Il faut laisser à la personne qui l’a le mieux connu le soin d’achever ce portrait. Si nous réunissions en un volume les quelques écrits et les lettres. de la femme ardente et triste, passionnée et grave que nous essayons de faire revivre, les deux pages consacrées par elle au compagnon de sa jeunesse, au premier éducateur de son jugement et de son intelligence, seraient en tête du recueil. Les voici :

« Vous me demandez quelques traits qui puissent donner une idée du caractère de celui que nous pleurons ; mais la beauté même de ce caractère rend votre demande presque impossible à satisfaire. Sa vie entière est le seul trait qui puisse le caractériser. Un homme dont une qualité surpasse éminemment toutes les autres, qui, par exemple, est plus courageux, que ne l’est le commun des hommes, ou plus généreux, ou plus humain, mais qui d’ailleurs n’a rien d’extraordinaire, cet homme brille par sa qualité dominante que le reste de son caractère ne donnait pas le droit d’attendre ; mais lorsque tout est à l’unisson, quand les qualités du cœur et celles de l’esprit sont nettement ordonnées, que leur accord règle tous les mouvemens de l’âme et de la pensée, on n’est plus frappé que de cet accord parce qu’il est rare ; mais ses effets n’étonnent pas, parce qu’ils sont prévus.

« Quel homme, je ne dirai pas de ses amis, mais de sa connaissance, a été surpris de son désintéressement lorsqu’il perdit