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premiers scrupules. Jusqu’en 1798, Joubert put craindre que son influence personnelle fût contre-balancée. Il était alors admirateur sans restriction du génie de Mme de Staël. De toutes les femmes qui avaient imprimé, il n’aimait qu’elle et Mme de Sévigné. Il avait toutefois contre elle quelque méfiance. Il lui savait mauvais gré de dégoûter Mme de Beaumont de la campagne. Il n’eût pas voulu qu’elle fréquentât ces esprits remuans : « Ils ont pour tête un tourbillon qui court après tous les nuages. Ils veulent brider tous les vents, dont ils ne sont que le jouet. Leur tournoiement vous a gâtée, mais vous vous raccommoderez. »

En mai 1797, dans un court voyage qu’elle faisait en Suisse, Mme de Staël ayant donné rendez-vous à Mme de Beaumont sur la route, à Sens ou à Villeneuve, Joubert avait néanmoins offert la chambre verte, celle que Pauline occupait dans ses rares séjours. « Je serai, je crois, assez fort, ajoutait-il, pour ne pas céder au désir de la voir et pour fuir le danger de l’entendre. » Mme de Staël souriait quand on lui parlait de la peur qu’avait Joubert d’être séduit par sa conversation. Elle ne l’y exposa pas, et ne put réaliser son projet de visite. Mme de Beaumont n’eût pas accepté d’ailleurs l’offre de Joubert. Rien de plus aimable que cette affectueuse querelle occasionnée par la dangereuse sirène qui pouvait descendre dans la silencieuse maison de Villeneuve. « Non assurément, je ne ferai point entrer ce tourbillon dans la paisible chambre verte ; vous ne seriez pas maître de ne pas la voir, quand même vous auriez le courage de résister à la tentation. Elle m’a déjà entendue parler de vous ; il faudrait lui en parler encore, et, malgré mon désir d’assurer votre tranquillité, ce ne pourrait, être de manière à éteindre son insatiable curiosité. Vous seriez attiré, troublé, et cette pauvre chambre verte ne serait plus un lieu de recueillement. L’Écu ou le Chaperon rouge seront le lieu de l’entrevue. » Comme Mme de Staël eût été fière en lisant cette correspondance échangée à propos d’un arrêt entre deux relais de poste ! et comme toute cette simplicité, tout ce naturel ont disparu !

Dans ses premiers retours à Paris, Mme de Beaumont, entraînée par ses goûts d’esprit et subjuguée parfois par une verve éblouissante, dut subir, malgré elle-même, l’ascendant que le talent impose aux plus rebelles. N’y avait-il pas, d’ailleurs, entre ces deux intelligences supérieures des peines et des besoins communs ? Quand elle était seule, Mme de Staël ne pensait-elle pas que le sort d’une femme est fini quand elle n’a pas épousé celui qu’elle aime, et que la société ne lui a permis qu’un bonheur : l’amour dans le mariage ? Quand le lot est tiré et qu’elle a perdu, tout est dit. Qu’on relise Delphine, les lettres II et VII de la seconde partie, et l’on y trouvera les accens