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souciait peu des libertés publiques. « Il est difficile, disait Mme de Beaumont, de rendre l’état où nous sommes… Le gouvernement n’a pas un agent qu’il ne soit disposé à briser au moindre soupçon, et il n’est pas un de ces agens qui ne sache combien son existence est précaire. C’est pour eux que la terreur existe ; méfians et soupçonnés, envieux et enviés, ils éprouvent tous les sentimens désagréables qu’ils inspirent, et je doute qu’ils en soient dédommagés par l’exercice d’un pouvoir aussi peu assuré[1]. »

Ni jacobins, ni émigrés, tel était le cri public ; on était mûr pour un chef militaire ; on l’appelait. On fut servi à souhait. Depuis la triomphante campagne d’Italie, héroïque et jeune comme un chant d’Homère, un nom passait de bouche en bouche[2]. Fiévée, retiré en province, à Buzancy, chez M. de Puységur, raconte que, pendant l’expédition d’Egypte, une seule observation le rappelait à la politique. Tout paysan qu’il rencontrait, dans les vignes, dans les champs, l’abordait pour lui demander si l’on avait des nouvelles du général Bonaparte, et pourquoi il ne revenait pas en France. Le 18 brumaire était fait. La nation, loin de s’effaroucher de l’autorité que Bonaparte s’arrogeait, semblait s’irriter de ce qu’il ne s’en arrogeât pas davantage. Tant il est vrai que, pour nous délivrer d’un joug quand il nous pèse, nous ne nous insurgeons pas toujours ; nous attendons que le danger vienne soit du dedans, soit du dehors[3] ; alors nous retirons au gouvernement notre assistance, et il s’écroule parce qu’il n’est pas soutenu.

Jamais ce côté du caractère national n’a été mieux pénétré que par Benjamin Constant ; il devait cependant bénéficier de la constitution de l’an VIII. Il était appelé au tribunat avec Riouffe, dont Mme de Beaumont avait lu le nom avec bonheur. Elle suivait en effet avec passion les événemens ; mais ils avaient été traversés par des douleurs nouvelles. Elle ne les comptait plus. Sa cousine, Mme de Montesquiou, la veuve de Fr. de Pange, celle qu’elle appelait sa pauvre grande, était morte en 1799, près d’elle, à Paris. Toutes les deux avaient pu, quelques mois auparavant, sauver Mme Suard. Frappé comme Fontanes, et prévenu que la Suisse, où il était caché, n’était pas un asile, Suard cherchait un autre refuge en Allemagne. Sa femme rentra en France pour y recueillir quelque argent. Ses appartement avaient été mis sous les scellés. Ses anciens serviteurs tremblaient de la reconnaître. Elle ne savait où aller. Les deux cousines coururent au-devant d’elle, la logèrent,

  1. Lettre, décembre 1799.
  2. Correspondance de Fiévée, introduction, p. 60.
  3. Benjamin Constant, Mélanges, p. 77, et Mémoires sur les cent jours.