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conséquence de la difficulté de prouver qu’il n’était pas ce que l’on disait, l’habitude s’était insensiblement accréditée de donner à cette mère, pour son enfant, presque toujours le père qu’elle voulait. On en a de remarquables exemples. Avant 1730, elle pouvait même se faire épouser. Libre et la tête haute, elle comparaissait à l’autel, où on lui amenait son séducteur, pieds et poings liés, littéralement. Comme on l’entend bien, c’était infailliblement le plus riche qu’elle désignait, dans l’intérêt de l’enfant, sans doute, mais aussi dans le sien, à moins encore que ce ne fût le plus noble, quand, par hasard, elle était plus vaniteuse qu’avide. Il lui suffisait pour cela de la preuve dite conjecturale, qui consistait à établir qu’elle avait entretenu des relations avec le prétendu père, et à produire des témoins de « certaines familiarités de nature à entraîner la conviction du juge. » Quand cette preuve lui manquait, elle pouvait recourir à la preuve que l’on appelait naturelle, et, par exemple, faire dire que l’enfant, ayant les yeux, ou le nez, ou la bouche, de l’auteur qu’elle voulait lui donner, en était vraiment le fils. Il n’importait pas d’ailleurs qu’elle eût noué des relations multiples, — successives ou simultanées. C’était assez qu’elle ne fût pas, comme disait la vieille langue, folle de son corps, et qu’il subsistât dans son dérèglement quelque faux air de décence. « Car, après tout, puisqu’il faut un père à l’enfant, le bon sens veut qu’on le choisisse parmi ceux qui se sont exposés à le devenir. » Ainsi raisonnait encore, dans les dernières années du XVIIIe siècle, l’auteur d’un excellent Traité de la séduction ; et, comme un écrivain qu’emporterait la beauté de sa matière, il ne craignait pas d’ajouter : « L’objet des magistrats n’est pas de rencontrer nécessairement l’auteur de la paternité naturelle ; il suffit qu’il y ait dans les présomptions de quoi asseoir une paternité vraisemblable ; et celui sur qui elle tombe ne doit imputer qu’à son imprudence et à son inconduite, de s’être exposé à ce soupçon. » Là-dessus, il apportait à l’appui deux espèces, l’une d’un homme marié, déclaré, par arrêt de la Tournelle, père de l’enfant d’une fille qui dans le même temps avait commerce avec le vicaire de sa paroisse, et l’autre… que le lecteur ne me pardonnerait pas ici de rapporter.

Le discours fameux où Servan, alors avocat-général au parlement de Grenoble, s’éleva l’un des premiers contre une législation qui permettait de semblables abus, n’est pas si peu connu, ni si rarement cité qu’il soit bien nécessaire de le citer, à notre tour, une fois de plus, au risque de finir par le décréditer en en fatiguant les oreilles. Mais ce qu’à notre avis, en citant le discours, on n’a pas assez fortement rappelé, c’est ce qu’était alors, en 1770, l’homme qui le prononça. Bien loin d’être, en effet, comme on pourrait le croire,