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comme quelques-uns affectent même de le croire, un de ces vieux magistrats, tout imbus des préjugés de l’ancienne robe, de la famille de ces « Busiris. » que Voltaire vers le même temps, signalait à l’indignation publique, Servant était un jeune homme, ou du moins un homme jeune encore, — valétudinaire et sensible, — ouvert à toutes les idées nouvelles, et déjà presque populaire parmi les encyclopédistes, justement pour l’ardeur dont il avait attaqué les abus de l’antique législation coutumière. Quatre ans plus tôt, notamment, en 1766, dans un Discours sur l’administration de la justice criminelle, non moins célèbre en son temps que le réquisitoire dont nous parlons, il avait réclamé l’abolition de la détention préventive, la suppression de la torture, et même osé formuler des doutes sur la légitimité de la peine de mort. C’était assurément quelque hardiesse à un avocat général, gardien par fonction, ou plutôt « vengeur des lois reçues, » selon le mot de Grimm, dans sa Correspondance littéraire, et à ce titre chargé d’en requérir l’application sans avoir autrement à s’inquiéter de leur iniquité. Aussi Voltaire ne se contenta pas de complimenter et de louer le magistrat philosophe ; il intercala dans un chapitre de son Homme aux quarante écus tout un long passage du discours de Servan. L’année suivante, un autre discours, prononcé dans la cause d’une femme protestante, illustrait d’un nouvel éclat le jeune émule des Montclar et des La Chalotais. Voltaire lui écrivait : « Je regarde ce discours, et celui sur les causes criminelles, non-seulement comme des chefs-d’œuvre d’éloquence, mais comme les sources d’une nouvelle jurisprudence dont nous avons besoin. » Et Grimm, de son côté, disait : « La force et la sagesse marchent d’un pas égal dans ce beau discours. La cause particulière ne sert qu’à éclaircir d’importans points du droit public, et les intérêts d’une infortunée privée de la protection des lois apprennent à son défenseur à plaider la cause du genre humain. » Ce n’était pas précisément en ces termes que nos philosophes, on le sait, parlaient à l’ordinaire de Messieurs des parlemens, et, en particulier, de cet autre avocat général, maître Omer Joly de Fleury. On aimera peut-être à savoir qu’il s’agissait, dans cette cause, d’un mariage que l’époux avait réussi à faire annuler, pour convoler avec une servante qui se déclarait grosse de ses œuvres. Contre la barbarie des lois, et contre les complaisances de l’église, Voltaire et Grimm ont raison : ce fut bien la cause de la justice et de l’humanité que Servan plaida ce jour-là.

Ces détails ont leur importance. Ils prouvent en effet que ce que Servan demandait, deux ou trois ans plus tard, en demandant que toute recherche de paternité fût désormais interdite, il le