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même les plus fidèles disciples des Hartmann et des Schopenhauer ; qu’elle soit un lien pour les peuples, c’est ce que peuvent seuls croire quelques esprits naïvement chimériques, pour ne pas les qualifier plus sévèrement. Le Help yourself des Anglais devient bien vite le Salus populi suprema lex esto. Les hommes d’état de l’Italie nouvelle n’ont pas méconnu cette loi, et ils ont agi ainsi conformément à leur de voir supérieur. La France était pour longtemps impuissante, l’hégémonie européenne de l’Allemagne était pour longtemps assurée : c’était vers l’Allemagne que, a priori, à partir de Sedan ou plutôt encore de Sadowa, l’Italie devait se tourner ; c’est à elle qu’elle devait demander la consécration de son état nouveau, de son existence, et plus tard de son admission comme grande puissance dans les conseils de l’Europe, c’est-à-dire du monde entier. À cette cause, déjà décisive, de l’orientation politique du nouveau royaume, des causes secondaires joignaient leur action, — action du moment, peut-être, mais dont l’ignorance ou un parti-pris coupable pouvaient seuls méconnaître la haute portée, — dont le patriotisme faisait un devoir de tenir grand compte.

De tout temps, dans la vie des peuples, mais surtout aux époques de transformations sociales, de révolutions politiques, il se forme des courans généraux d’idées qui entraînent ou emportent la masse de la nation et lui créent un idéal puissant qui en est peut-être l’âme supérieure. Les hommes d’état véritablement dignes de ce nom remontent parfois ces courans, sans en méconnaître jamais la force vivifiante ; le plus ordinairement, ils la font servir au succès de leurs propres vues, qui ne sont en définitive que la partie immédiatement réalisable de cet idéal. L’année 1870 marque pour l’Italie, et qui sait ? peut-être pour l’Europe entière, la date d’une ère nouvelle. Quel était, à cette date, le courant des idées générales pour lesquelles se passionnaient les esprits et les cœurs dans ce peuple arrivé enfin à la réalisation du plus cher de. ses rêves : l’indépendance nationale, la liberté politique dans l’unité ? C’était d’abord, et surtout, le maintien de ces conquêtes si chèrement acquises ; c’étaient ensuite de vastes projets de conquêtes nouvelles à poursuivre dans l’avenir, — conquêtes mal définies dans leur ensemble, difficiles à préciser, ou plutôt dont nul n’aurait voulu dire le plus prochain théâtre ou fixer les bornes, mais par cela même objet réel des ambitions les plus ardentes. Comme ces brumes légères qui, aux heures matinales, estompent le paysage sans le cacher, les mirages de ces idées confuses voilaient, sans la cacher, la réalité de l’avenir. A travers ces mirages flottans apparaissaient rayonnantes les grandes images de Rome, reine et maîtresse de l’univers, de ce Capitole d’où le sénat et le peuple romain dictaient la loi aux nations