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rancunes. Le souvenir des attaques qui, pendant la lutte électorale, n’avaient pas épargné la compagne de sa vie, obsédait son esprit, et il lui semblait honorer et venger sa mémoire en poursuivant d’une haine impitoyable les hommes politiques auxquels il persistait à faire remonter la responsabilité de ces attaques.

Ce fut dans ces dispositions d’esprit qu’il se rendit à Washington. Dès son arrivée, la foule se pressa à l’hôtel national, où il était descendu pendant que le vide se faisait à la Maison-Blanche. Rompant avec un usage de courtoisie constamment suivi, Jackson s’abstint de rendre visite à son prédécesseur. Adams, justement blessé, refusa d’assister à la cérémonie d’inauguration, et se retira la veille chez un ami qui habitait un faubourg de Washington.

L’inauguration eut lieu, le 4 mars 1829, par une splendide journée de printemps, au milieu d’une prodigieuse affluence. Le Capitole était comme battu par les flots d’un océan humain que dominaient la haute taille et la tête grisonnante du nouveau président. « Je n’ai jamais vu pareille foule, écrivait Webster ; il y a des gens qui sont venus d’une distance de 500 milles pour voir le général Jackson et ils paraissent convaincus que le pays vient d’échapper à quelque effroyable danger. » La cérémonie affecta un caractère militaire inaccoutumé : une troupe de vétérans de la révolution escortait le héros de la Nouvelle-Orléans comme une sorte de garde d’honneur : la musique militaire et les salves d’artillerie se mêlaient aux bruyantes acclamations de la multitude. La foule suivit le président jusqu’à la Maison-Blanche et s’y précipita avec lui. Chacun voulait contempler ses traits et lui serrer la main. Emporté par le torrent populaire, Jackson se trouva jeté contre un mur et y eut été littéralement étouffé si quelques amis ne l’eussent protégé contre ces manifestations d’un enthousiasme indiscret en lui faisant un rempart de leurs corps. Ces courtisans d’une nouvelle espèce laissèrent sur les meubles de soie de la demeure présidentielle les empreintes de leurs bottes crottées, mirent en pièces la porcelaine et les cristaux, et vidèrent à la santé du président des tonneaux de punch qu’on apporta dans le vestibule.

Jamais la Maison-Blanche n’avait été le théâtre de semblables scènes. C’était la prise de possession du pouvoir par les nouvelles couches sociales qui fêtaient leur avènement : c’était, suivant l’expression d’un des plus nobles esprits et d’un des meilleurs patriotes de ce temps, le juge Story, « l’intronisation de la populace, le triomphe du roi Mob ! »


ALBERT GIGOT.