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« Dans trois jours, je serai rendu à la vie privée et condamné dans ma vieillesse à une vie de retraite, mais non certes de repos. Je succombe sous une coalition de partis et d’hommes politiques attachés à détruire ma réputation et à diffamer mon caractère, telle que je ne crois pas qu’il s’en soit produit depuis que l’Union existe. La postérité aura peine à croire, quoique ce soit la vérité, que cette coalition qui s’est formée contre moi et qui est aujourd’hui dans l’enivrement du triomphe, n’a eu autre chose à me reprocher que d’avoir consacré ma vie et toutes les facultés de mon âme au service de l’Union, et du progrès physique, moral et intellectuel de mon pays. »

Il avait alors soixante-deux ans : il sortait de la vie publique sans espoir d’y rentrer, avec une fortune modeste qu’avait amoindrie son passage au pouvoir, et plus inquiet encore de la marche des événemens publics qu’affligé de ses propres mécomptes. L’heure de la retraite n’était cependant pas venue pour lui : deux années après sa sortie de la Maison-Blanche, les électeurs du Massachusetts l’envoyèrent siéger à la chambre des représentans. L’ancien président ne s’en trouva pas diminué, et pendant dix-huit années qui furent la période la plus glorieuse de sa vie, il défendit avec un intrépide courage contre le parti esclavagiste la cause de l’Union et les vrais principes de la constitution américaine. La mort surprit à son banc comme sur un champ de bataille ce vaillant défenseur de la liberté humaine et de l’honneur rational, et la fière devise qu’on grava sur sa tombe : Alteri sœculo, semble le suprême appel du vieux lutteur trahi par la fortune, à la justice de la postérité et aux promesses de la vie future.

L’éclatant triomphe de Jackson fut bientôt troublé par un profond chagrin domestique. Sa femme mourut à l’Ermitage le 22 décembre 1828, au moment où elle s’apprêtait à l’accompagner à Washington. Cette femme, simple d’esprit et d’allures, sans éducation, d’un extérieur négligé et d’une apparence vulgaire, suppléait à tout ce qui lui manquait par la bonté de son cœur et inspirait autour d’elle l’affection et le respect[1]. Son mari lui avait constamment témoigné une confiance sans bornes et un tendre attachement : il ressentit toute sa vie la douleur de sa perte. Mais, par un trait caractéristique de cette étrange nature, la vivacité même de sa douleur ne fit que raviver l’ardeur de ses ressentimens et de ses

  1. Elle s’effrayait non sans raison du changement que sa situation nouvelle allait apporter dans ses habitudes. « Je suis bien aise pour le général, avait-elle dit en apprenant son élection, mais non pour moi. » On l’ensevelit dans la robe de satin blanc qu’elle venait de se faire faire pour présider aux réceptions de la Maison-Blanche (Reminiscences of Washington. Atlantic Monthly, avril 1880.)